Regards

Eugen Gabritschevsky

Par Henri-Hugues Lejeune

Voici déjà longtemps, mis en présence d’œuvres de Gabritschevsky j’avais été happé par elles.

Peu de gens avaient alors eu l’occasion de les voir; je l’avais dû au hasard autant qu’à mon assiduité (réelle) à m’imbiber d’art « singulier ».

C’était néanmoins bien après le premier appel lancé de Munich vers Dubuffet en 1948 par son médecin traitant, le professeur Von Braunmühl, qui, diffusé de proche en proche, non sans réticence parfois (de la part de Dubuffet lui-même notamment) avait suscité un intérêt profond pour l’œuvre chez quelques connaisseurs admiratifs.

Cet écho aura permis du moins à cette âme hypersensible et -ô combien- insatisfaite, ce malade confiné pendant les cinquante dernières années de sa vie dans un hôpital psychiatrique, d’avoir connaissance d’une répercussion de son œuvre, et, correspondant avec cette avant-garde, de lui donner de précieuses indications sur ses intentions, de plaider sa cause car sa lucidité restait totale. Du moins aura-t-il eu l’impression de n’avoir pas subi en vain, affronté tant de souffrance.

Ce « premier cercle » sembla se refermer sur lui-même, comme si les initiés avaient fait le choix de dissimuler leur trésor, de savourer en secret leur culte.
Elle devait en vérité recouvrir une sorte de mise en place, révélatrice d’un certain manque de maturité d’un public pourtant averti ou supposé tel.

Il faut reconnaître qu’ils avaient en vérité affaire à une étrange créature, une sorte de mutant : on ne pouvait si bien dire puisque là justement se situait le centre nerveux de sa recherche de génie scientifique en devenir: il ne s’agissait en aucun cas de l’oeuvre d’un être fruste, incapable de réaliser avec précision ce qu’il tentait d’entreprendre.

Peu à peu le nombre de pièces  visibles de sa très importante création s’était élargi, j’eus alors le privilège d’en voir.

Dans l’exaltation, je me persuadai de le comprendre et de saisir l’importance, l’évidence et le caractère de sa tentative, son ampleur réelle et caressé l’espoir de l’intégrer dans le Panthéon qui était le mien.

Ceci d’autant plus volontiers que se révélaient, un par un, des pans entiers de sa biographie et de sa personnalité hors du commun.

Ne suffisait-il pas dès lors de méconnaître ou plutôt d’ignorer la frontière entre la folie et la lucidité pour pénétrer plus avant les secrets de sa création et de lever un peu grâce à elle le voile du merveilleux qui nous entoure?

L’exemple qu’il donnait et la qualité artistique de ses visions ne bénéficiaient-ils pas de la culture et des moyens intellectuels sans commune mesure de celui qui était devenu un artiste, l’avait toujours été, de pair avec le savant qu’il s’était révélé être?

Il clame bien haut -et prouve- que la science et l’art, la vision qu’ils emportent, sont en lui une seule et même chose. Les preuves sautent aux yeux: la mutation, la métamorphose constituent l’apex de la recherche à laquelle sa vie aura été consacrée et dans laquelle elle se brisera.

Il s’était  consacré à la transmutation de la morphologie des vivants: ce sera le lieu de sa folie qu’il s’appliquera à lui-même. L’art ne sera plus de son côté la manifestation darwinienne d’un progrès, d’un projet développé dans le temps de la civilisation qui le génère, mais la révolution fulgurante, irraisonnée et irrationnelle peut-être, d’un cataclysme intérieur: ainsi a-t-il, dans l’aventure, laissé sa raison à l’autel de la schizophrénie. La maladie de la persécution, l’autisme qui l’envahiront lui laisseront peu de répit; son oeuvre sera son laboratoire, son bourreau et son refuge.

Bien plus tard, quand justement son cas comme sa personnalité attireront l’attention dans les années de l’après-guerre, l’amélioration moderne des traitements réduiront ses tourments, ses facultés créatives s’engourdiront peu à peu, sans altérer sa lucidité davantage que ne l’avait fait la maladie quand elle avait fondu sur lui au point de  l’empêcher de poursuivre à fond ses recherches scientifiques, à partir de 1929.

La production artistique qui l’escortait depuis sa jeunesse aura toujours et malgré tout marqué une continuité de style certaine au point que l’on peut imaginer que son oeuvre, quand il tomba malade, avait à ce moment-là une fonction de défense, pour dissimuler le plus longtemps possible à ses propres yeux (et à ceux des autres peut-être) la violence des aspirations contradictoires dont il était devenu la proie, celles qui l’avaient mené depuis l’enfance à chercher là où le vivant, à travers les accidents de la forme, ses mutations, venait inquiéter la notion de loi scientifique, l’ordre de la nature.

Son psychiatre estime alors qu’il est en train de le guérir tandis que les tensions intérieures qui transcendaient son oeuvre et lui dictaient ses visions faisaient place à une sagesse profonde empreinte de résignation.

Ce long drame a engendré des milliers d’œuvres, se déroule souvent -mais pas toujours- sur la scène d’une sorte de théâtre, dans une mise en scène plus ou moins discernable.

Elles n’ont en général pas de nom, seules une douzaine environ des pièces montrées en ont un, qui n’attire d’ailleurs pas toujours une attention spécifique.

L’ensemble figure clairement une tentative prométhéenne de libération de l’âme humaine comme des formes protoplasmiques de la matière.

L’exposition présentée par La Maison Rouge nourrie par les différents stocks (famille, collections, musées dont le Musée de l’art Brut de Lausanne où elle se prolongera cet automne) illustre l’importance d’une oeuvre (très transcendante à l’Art Brut en tant que tel), reflète pleinement l’éclat de la production de l’artiste qui, comme par nécessité, implique souvent dans sa création le hasard, l’impondérable (en face, en opposition au déterminisme darwinien) comme avaient pu le faire Hugo ou Max Ernst, taches, pliages, couleurs, gribouillages, et pour les mêmes raisons qu’eux, mis à part le fait qu’il agissait en tant que tel en qualité de savant!

Elle montre que ses organisateurs ont pleinement pris en compte tous les éléments dont je me suis efforcé de retrouver la trace et les expliquent brillamment dans leur catalogue et les études qui l’accompagnent (Annie Le Brun). Ils lui  rendent pleinement, un demi-siècle après sa disparition, l’hommage qui lui est dû.

LA  MAISON ROUGE
10 bld de la Bastille
Paris 75012
8 juillet-18 septembre 2016