Krystyna Piotrowska

La rue Próżna et son artiste

Krystyna Piotrowska

Artiste en arts visuels, graphiste, auteur de films et créatrice d’installations aux supports divers  : photos, vidéos,  sculptures, objets du quotidien.
Née en 1949 à Zabrze. Elle a étudié l’architecture d’intérieur en Pologne, aux Beaux-arts de Cracovie, et le graphisme d’abord aux Arts Plastiques de Poznań, puis à la Grafikskolan Forum de Malmö (Suède).
Elle se consacre d’abord aux portraits graphiques, visages et silhouettes découpés puis recomposés. Il s’y manifeste déjà son thème majeur : la mémoire, le passage du temps et la lutte contre l’oubli.

Voient alors le jour les cycles « Reconstructions », « Catalogue », « Album », « Exercices sur portrait », « Agrandir le cadre », « Auto-portraits de mémoire », « Miroir » (de 1977 à 1984).
Dans les années 90, elle adopte un format plus grand et plus sombre, toujours dans le domaine du  graphisme : « Portraits collectifs » et « Fragments de collections ».
Après 20 ans d’émigration en Suède, elle revient en Pologne en 2001 et s’investit dans le Projekt (Projet) Próżna qui la définit dès lors comme une artiste engagée dans l’identité juive, à travers l’holocauste et ses propres expériences. Des films comme « La Leçon de polonais » ou « J’ai quitté la Pologne, parce que… » reprennent les mêmes sujets.
Elle vit et travaille à Varsovie.

Projekt Próżna

Imaginez-vous pénétrant dans une vieille bâtisse de la rue Próżna, délabrée et noircie par le temps, une des rares maisons du ghetto de Varsovie qui a survécue aux ravages de la guerre : on y entre humblement, pour s’y recueillir chacun à sa façon, face à la Tragédie.
Comble de l’ironie   : l’adjectif «  próżna » signifie en polonais la désinvolture. Si on s’y attarde sémantiquement, on trouve un lien avec l’abandon et la solitude. Bref, le seul nom de la rue est déjà chargé de sens multiples.
Pour Krystyna Piotrowska, la rue Próżna est synonyme de destin et de mémoire   : elle ressentait le besoin de «  faire quelque chose pour son passé juif familial  à Varsovie ». Depuis 2005, elle dirige les manifestations qui s’y déroulent, et surtout en est une créatrice au genre unique.
Próżna est un site – témoin qui vibre et qui crie, grâce aux installations artistiques de Krystyna Piotrowska   : elle a su y mettre en valeur de nombreuses références. On peut y discerner trois sujets essentiels. Tout d’abord,  l’histoire, la mémoire, la souffrance. Puis les éléments de son propre vécu – de femme et de femme juive – qui relient ses créations au présent. Et enfin la dérision de l’univers commercial qui nous envahit. Des œuvres qui choquent souvent, bien qu’il en émanent aussi tendresse et humour.  

Tout a donc démarré en 2005, lorsque Krystyna Piotrowska et Krystiana Robb-Narbutt (dessinatrice et peintre) ont investi les lieux de la rue Próżna : deux pièces en état d’abandon. Robb-Narbutt y installe un modeste lit, en hommage au petit David Rubinowicz, assassiné à Treblinka, auteur d’un journal d’enfant martyr. Piotrowska trouve un moyen d’expression plus vaste, dans sa volonté d’honorer la mémoire de sa famille et de toutes les victimes du ghetto : elle remplit son espace de… duvet. Ces plumes, simples garnitures de literie, se sont mises à voler partout dans l’immeuble, elles se collaient aux murs et aux tuyaux, s’échappaient par la fenêtre vers le bruit et les animations du Festival Singer.
En 1944, les plumes des coussins et édredons, éventrés par les tortionnaires nazis, avaient envahi les rues du ghetto massacré, en une pluie blanche et légère de témoins muets du massacre. En 2005,  les plumes étaient à la fois un rappel des horreurs du passé et un appel à la paix et la chaleur d’un foyer. Piotrowska se souvient que les gens pleuraient, apostrophaient les artistes : « on a été dépassées par les réactions des visiteurs ».
L’année d’après, en 2006, il y a une carpe vivante qui nage dans une vieille baignoire rue Próżna. Autour, accrochées aux murs, des recettes de cuisine, polonaises et juives – témoignage des traditions qui se sont entremêlées, nourries l’une de l’autre. Une catharsis, provoquée par un rapprochement culinaire ! Avec, au passage, un clin d’oeil aux années de régime communiste polonais dont les restrictions impliquaient de stocker des provisions, même dans la baignoire.
« J’ai trouvé cette baignoire sur place et j’y ai adapté un message. En règle générale, j’ai toujours veillé à ce que les créations ne rivalisent pas avec les intérieurs de Próżna », nous explique l’artiste.
En 2007, Krystyna Piotrowska suspend un lustre dans la cage d’escalier de l’immeuble. Un contraste saisissant entre les parois, sombres et sales, et la limpidité du cristal. Le lustre oscille doucement – qui le fait trembler ? En ces lieux, le passé se manifeste. Plus prosaïquement, il proteste aussi contre le projet de convertir l’immeuble en hôtel de luxe. Protestation contre l’oubli, contre l’outrage et l’indécence.
En 2010, au même endroit, Piotrowska accroche deux tresses avec des rubans : signe de la présence de l’esprit Dybuk. Selon les croyances populaires juives, Dybuk est l’âme d’un défunt errant sur terre. Sa mission est ambiguë, parfois protectrice, parfois vindicative. Mission conforme à celle de l’auteur ; et un nouveau signe de la mémoire vivante.
Un événement artistique des plus poignants a lieu en 2008. Krystyna Piotrowska déroule rue Próżna un tapis, qu’elle a tissé elle-même de véritables cheveux récoltés dans une perruquerie : délicat ouvrage aux couleurs automnales. Accrochées aux murs, des publicités contemporaines sur le commerce de cheveux. L’oeuvre interpelle et dérange. Plusieurs visiteurs avouent leur dégoût.  Encore une fois, les symboles se bousculent. Les traditions juives ortodoxes, selon lesquelles la femme se rasait la tête et adoptait la perruque ; les vitrines morbides d’Auschwitz ; l’ablation ; la soumission féminine. Mais aussi la beauté et l’érotisme. Les cheveux coupés « sont à la fois vivants et morts », dit l’artiste, ils répugnent et fascinent.

Krystyna Piotrowska a ensuite développé le thème des cheveux, notamment en 2011 à Toruń, lors de l’exposition  « Les cheveux d’or de Marguerite » qu’elle a relié à la « Fugue de la mort » de Paul Celan. En 2013, elle délivre un puissant message aux femmes, à la Galerie Alfa du Musée de l’Art contemporain de Cracovie (« Her hairs »). Elle travaille actuellement avec Anda Rottenberg autour du thème de l’eugénisme.  Et elle prépare une nouvelle exposition à Szczecin : 4 étages mis à sa disposition à la Galerie Trafostacja Sztuki.

Nous souhaitons à Krystyna Piotrowska de continuer à  nous émouvoir.

Krystyna Bourneuf