Regards

Les coups de cœur de Saisons de Culture

L’Incoronazione di Poppea à l’Opéra Garnier
Par Cybèle Air
                      
Bob Wilson nous présente une mise en scène du dernier opéra de Monteverdi d’une grande beauté. Sol de métal aux reflets d’ardoise pouvant devenir d’un bleu irisé et profond, sorte de damier monochrome sensible aux inflexions de la lumière, personnages blanchis et hiératiques, telles des pièces de jeu d’échecs, grandes collerettes 17ème siècle, soies somptueuses, velours noir chatoyant, mettent en place sous nos yeux une partie serrée, qui aura ses vainqueurs et ses perdants. Quelques éléments antiques de décor, colonnes, chapiteau, circulent librement sur rails, le long du damier. L’écran du fond accueille les variations de lumière chères à Bob Wilson, s’articulant à la musique.

C’est bien une partie d’échecs qui se joue dans «  L’Incoronazione di Poppea «, en rythme, aux sons des théorbes et du clavecin. Mais laquelle exactement ? 

Ici à l’Opéra Garnier, au printemps 2014, l’enjeu est posé dès le début par les Allégories de la Fortune, chantée par la puissante soprano Gaëlle Arquez, de la Vertu et de l’Amour. L’Amour clame sa suprématie et annonce sa victoire le jour même avec Poppée. Tout l’opéra s’organise autour de cette victoire finale. Et ni les lamentations d’Octavie, délaissée puis exilée par son mari Néron, ni la noble sagesse du grand et courageux Sénèque, contraint au suicide, ne viendront entamer l’éclat de l’amour enfin vainqueur. Le spectateur se surprend à trouver les arguments de Sénèque bien ennuyeux, et l’éviction d’Octavie bien opportune. Le voilà prenant fait et cause jusqu’au dernier tableau, pour les amants enfin réunis.

Pourtant la partie jouée est-elle si simple ?

Nous vîmes, en l’hiver 2000, la mise en scène du Chef baroque Jean-Claude Malgoire à l’Atelier Lyrique de Tourcoing. Tout autre était le sens transmis, l’interprétation proposée. Les décors et costumes à l’antique sollicitaient nos souvenirs historiques, et c’est bien la folie naissante de Néron qui tenait la scène ce soir-là, par la voix inoubliable de Jacek Laszczkowski, rôle tenu en alternance avec le désormais célèbre Philippe Jaroussky. La voix de contre-ténor, le décalage qu’elle réveille, la faille possible qu’elle laisse percevoir, ouvraient un espace à l’expression de l’instabilité et de la folie de Néron. En écho, l’appétit de pouvoir, la manipulation et la lubricité de Poppea entraient en résonance, et le duo de ces voix aiguës exprimait un sommet de perversité. Car nous savons que la partie  d’échecs ne s’achève pas avec l’opéra de Monteverdi, et que Néron causera également la mort de Poppée.

Dans cette version de Malgoire, l’Octavie de la mezzo-soprano Sylvie Althaparro, rôle tenu en alternance par Stéphanie d’Oustrac, nous arrachait des larmes, poignante dans sa détresse. Sa voix de mezzo donnait toute sa profondeur  à sa plainte commuée en râle, symbole de l’injustice subie et impuissante. Faut-il rappeler que Néron fit assassiner Britannicus, frère d’Octavie , et qu’il usurpa l’empire grâce aux vilénies de sa mère, Agrippine, meurtrière de Claude, père d’Octavie ? La voix de basse de Sénèque retentissait de dignité bafouée. Bref, le final paraissait la victoire du crime, de la scélératesse et de la folie. Et l’on percevait toute l’ironie à parler d’une victoire de l’Amour.

A quatorze ans d’intervalle, c’est donc un tout autre opéra auquel nous avons assisté_ ou plutôt, à une interprétation diamétralement opposée. Le Néron du ténor Jérémy Ovenden paraît raisonnable et constant. L’armure qui se superpose à son pourpoint de velours l’assoit dans une autorité qui semble légitime. Après tout, il tente de se délester du poids de sa mère, en rejetant Octavie, imposée, et Sénèque, choisi par elle. Et ce meurtre symbolique, qui redouble le meurtre réel d’Agrippine par son fils Néron, est peut-être le centre de cette interprétation du Couronnement de Poppée que propose Bob Wilson. Le fils, Néron, tue tout ce qui le reliait à sa mère pour tenter d’exister, et ceci est représenté ici comme allant de soi, presque  ‘ naturel ‘. Il faut tenter de vivre, s’affirmer et trouver l’amour. Tous les moyens sont bons.

Pourtant, tous ne sont que les pions, les pièces d’un échiquier. Il y a une mécanique mise en évidence ici, amplifiée par les gestes saccadés et non naturels des chanteurs. Bob Wilson les montre-t-il alors comme les jouets d’un implacable mécanisme inconscient ? Notons que les doubles de Poppée et d’Octavie, Arnalta ancienne prostituée et la Nourrice, sont des rôles chantés ici par des hommes. Manuel Nunez Camelino et Giuseppe de Vittorio accentuent le ressort comique de leurs personnages, souvent truculents. Ce choix, contrasté et divertissant, peut relever également d’une structure ‘anima’ ‘animus’, en référence à la pensée de Jung.

Malgoire mettait en scène la folie et le crime, où Bob Wilson présente l’apparence de la raison, celle du cœur, qui n’est que le masque d’une mécanique de la démence. Les deux interprétations ne seraient alors pas si éloignées ? La beauté plastique du spectacle élaboré par Bob Wilson s’articule à des voix réjouissantes, notamment celles de Karine Deshayes dans Poppée, et de Gaëlle Arquez pour la Fortune et Drusilla. Le Valletto de Marie-Adeline Henry anime joyeusement le damier invisible. Et l’écrin de Garnier se prête merveilleusement à ce jeu subtil et somptueux.

L’Incoronazione di Poppea, Monteverdi (1643)
Opéra Garnier, du 7 au 30 juin 2014
Coproduction avec le Teatro alla Scala, Milan
Scala, février 2015
Direction musicale, Rinaldo Alessandrini
Mise en scène, Robert Wilson