Regards

Picasso bleu et rose, Miró

Par Henri Hugues Lejeune

Picasso bleu et rose
Musée d’Orsay
18 Septembre 2018- 6 Janvier 2019

Miró
Grand Palais
3 Octobre 2018-4 Février 2019

Il n’y a rien à comprendre, il y a tout à voir.

Est-il temps encore de se pencher sur ce siècle, qui a été le mien et s’enfonce peu à peu dans l’histoire, comme fond un iceberg : j’ai couru après lui à travers tout Paris ; après tout n’est-ce pas pour moi le tempo idéal ?
L’ayant vécu du moins dans sa seconde partie postérieure, je puis le contempler maintenant assemblé, exposé, décortiqué, expliqué à travers l’art qu’il a risqué, qu’il a confié à la postérité sublimé par le recul.
A dire le vrai, je ne sais pas trop bien, j’ignore en fait ce qu’elle va en faire, la postérité. J’avouer que j’ai de sérieux doutes, de graves interrogations à cet égard ? Mais ceci est une autre histoire.
Pour commencer par la fin, je suis même aller assister à la séance de vente aux enchères de la Collection Daniel Cordier, où défilait de préférence ce qui en avait été l’avant-garde, un peu même beaucoup l’underground (le terme de bas-fond certes ne conviendrait pas, ni les sous-sols bien entendu : souterrain serait mieux mais peu exact). D’autant qu’il était là question de plusieurs des grands chercheurs de la modernité, qu’il recherchait notamment au nom de ce qu’ils tentaient et qu’ils osaient. Je veux dire Henri Michaux ,je veux dire Bernard Requichot (qui y a laissé la vie), Gabritschevsky (un grand chercheur scientifique qui se retrouva à l’asile) et bien d’ autres, encagés qu’ils fussent souvent de par la chimère ou la vision onirique qu’ils pourchassaient à travers les extrêmes de la théorie, l’exigence poétique ou autre jusque dans les drogues et le délire d’abord puis de plus en plus la violence sur le plan poétique et social à mesure que le siècle s’avance, que la modernité accable l’horizon ?
Les œuvres en vente défilaient sur l’écran (à peine) géant d’une télévision avant qu’une notable partie n’en soit avalée par internet à quelques jours de là.
Heureusement avais-je pu en voir l’exposition physique chez Sotheby’s quelques jours avant, sinon leur matérialité s’échappait d’eux à grands pas. Du moins en avais-je pu dénicher là ce slogan, que j’ai adopté comme titre, qui était inscrit dit-on sur la vitrine de l’antenne londonienne de sa galerie.
Après en avoir savouré la sagesse et peut-être l’invitation à se modérer dans le raisonnement théorique et le bavardage, la volonté d’avoir raison ou de voir une finalité en toute chose, il me fallait donc aller vers Picasso et ce qu’il veut nous dire avec sa période bleue, la légendaire période bleue puis rose… Puis rose car celle-ci émane de celle-là, pas du tout « rose » à mon goût mais plutôt la même, qui élargit sa palette, sa vision, et ses sujets, et ceci pour mieux les montrer, vêtus de couleurs jaunes et roses peut-être, mais avec quelle sécheresse éteinte et froide, un refus de vibrer, comme en vue de costumer ce qu’elle montre en caricature de ce qu’elle devrait montrer ; sujets bigarrés, déguisements de comédie découragée, l’Arlequin affalé sur son siège, les tsiganes dans leur loge minable, féroces et peu avouées satires…Degas des minables clamé à la grosse caisse.
Il était convenu dans la bonne société du siècle dernier que Picasso avait atteint le sommet de son art avec la période bleue -qu’elle ne s’était pas tellement empressée à acquérir d’ailleurs, ou qu‘elle s’était dépêchée de vendre à bon prix à l’étranger quand le monde entier commença à s’y intéresser, à l’époque où les grands musées français n’avaient pas assez d’argent pour les acquérir, ce à quoi ils ne songeaient guère, n’ayant pas l’habitude de s’abreuver aux fontaines de l’avant-garde pas plus que d’y voir l’avenir. Ils se préféraient alors en voiture-balai.
On ajoutait que, parvenu à ce point et pour se venger de n’être pas d’ores et déjà adulé, il s’était pour se venger, jeté dans cette avant-garde absolue et surtout constamment provocatrice qu’on lui a tellement reprochée.
Il n’est certes plus question de tout cela : les teneurs de tels raisonnements ne sont plus de ce monde…
En entrant au Musée d’Orsay j’ai conservé le souvenir de son musée, avec « Picasso chefs-d’œuvre », du Yo Picasso que je l’y ai vu proclamer et c’est à mon estime ce qu’il était et à quoi contre vents et marées il est resté fidèle.
Au milieu de la catastrophe, la mort soudaine, le suicide tellement absurde « en soi » de son ami Carlos Casagenas et le non-sens que constitue l’existence tel qu’il se révélait avec cette brutalité absolue, il a décidé -ou son génie en lui- qu’il la peindrait telle qu’il la voyait. Ainsi est né l’existentialisme ! Et alors de se venger des femmes peut-être car il les a peintes sévèrement pendant cette période et y a souvent veillé plus tard.
Et ainsi puis-je, ce qui n’est pas peu, m’attarder à suivre Picasso à travers la délicieuse déambulation à laquelle se livre Apollinaire durant toute cette période, où il vient de faire sa connaissance qu’il nous éclaire de sa poésie à laquelle le musée a la bonne idée de nous adresser : Apollinaire n’est pas moins lucide qu’un ronchon de nos jours !

Cela ne nous suffit décidément pas ?
Il y a aussi une volonté de puissance chez Picasso, plus manifeste que chez ses grands contemporains, Matisse ou Braque par exemple. Un côté Victor Hugo. On pourrait s’amuser à tracer un parallèle (chef d’école intermittent et inavoué, évolution politique, sensibilités, mélange de rapacité et de générosité…amour propre -quel mot drôle, amour-propre, le destin incroyable forgé parmi les injures, les clameurs, le très grand âge, l’exil, le priapisme).

Après tout cela, qu’avait-il peint, Casagenas, et qu’allait-il peindre, avec son copain ?

Pendant tout ce temps, Miro’ nous fait signe du Grand-Palais.

Il me faut d’ores et déjà faire l’aveu, à propos de Miro’ d’une méconnaissance qui vaut incompréhension.
Certes on le voit souvent, dans des rétrospectives d’à peu près tout ce qui concerne notre époque : je passais devant ce qui le concernait, les peintures davantage que les sculptures qui sont très accrocheuses, en disant « Tiens ces Miro’ ne sont pas mal » mais je ne trouvais pas en moi de référence spéciale, nulle alarme ne sonnait.
Or c’est un très grand artiste. Il était ainsi reconnu mais nul ne paraissait s’adresser à lui.
J’éprouvais une certaine impression de « décousu ». Il y en avait tant, de tout genre. Il ne s’est pas vu ici de mise au point depuis pas mal de temps me semble-t-il. Donc cette initiative a été pour moi un bonheur et aussi une découverte.
Celle d’une liberté fondamentale, viscérale plus encore qu’idéologique. (Ne parlais-je pas un peu plus haut d’existentialisme ?) Liberté, indépendance. Le mot devrait être répété devant chacune de ses créations. Un indépendant et fier de l’être.
Il ne se laisse pas faire, ni jamais embrigader. Tout le monde l’accueillerait volontiers dans son camp : sympathique, apprécié visiblement. Il faut d’ailleurs dire qu’il prend son bien là où il le trouve et imite, assimile plutôt avec autant de bonheur qu’il prend à son compte. Quand il voit une bonne idée, que s’ouvre une route dans le chemin de la modernité, ou qu’il s’intéresse à quelque trait du passé, il se l’approprie. Et se réjouit, se montre fier que l’on en fasse de même avec lui. Beaucoup d’humour dans toutes ses façons d’être. Le bilan de loin est particulièrement sympathique. Mais l’on voit dans toute sa démarche qu’il est un cabochard aussi.Un Catalan, encore : par hasard ? Décidément on parle d’eux ces temps-ci ; Picasso bien sûr. Manuel Valls (tiens, un fils de peintre ?).
Mais approchons des cimaises : quelle richesse et quelle variété ! A chaque salle de cette exposition très vaste, une tendance, une « recherche » d’essence variable, voire contrastée. Il n’importe : nous sommes en face du « tourbillon de la vie ». Chaque face de sa production, chaque style se casent-t-ils aussi précisément dans le temps que nous les voyons ici ? Je n’en suis pas sûr mais n’importe. Cette variété, cette plénitude sont un hymne à la vie bien qu’il s’attache souvent à en dénoncer la cruauté et celle aussi des hommes. Et à ses injustices et aux leurs.
Je demande à un ami, qui est un grand professionnel si l’œuvre est si important ; il me le confirme. Il s’agit d’un artiste très fécond, autant qu’il est créatif et qui a énormément travaillé : à l’instar de son compatriote Picasso, avec lequel il aura toujours les meilleures relations, et décomplexées, il ne cherche pas, il trouve. Il invente avec autant de bonheur qu’il prend à son compte. S’il le veut, il est grand créateur de formes et il dessine admirablement. La couleur, qui est chez Picasso justement une servante, est chez Miro’ une maîtresse et il en tire des effets et des impressions d’espace, des jeux nuageux, admirables qui ne souffrent en rien d’être déployés dans un concept abstrait si tel est le cas, fabuleux.
Au cours de sa longue et féconde vie, bien que parfaitement sociable et ouvert, il se confine pour travailler dans un espace qui est le sien. Il semble avoir été fils d’un gros fermier de par chez lui. Quand il travaille ou que l’époque troublée lui déplaît, il se réfugie dans une ferme qui lui convient. Et où il œuvre ce qu’il veut dire et crier parfois. Et il semble ne pas s’en tirer si mal. Il a eu l’art, dans une période critique, de se fondre dans le paysage Le franquisme, la guerre. Il a l’instinct et la volonté de la survie, pour être témoin.

Cette exposition est un grand moment et un plaisir pur.

Henri-Hugues Lejeune