Lettres

Anachronique du flâneur N°18

Cher lectrice, cher lecteur,

J’aimerais sous-titrer cette 18e anachronique du flâneur « Ode à la peinture peinte ». Car je continue à trouver la peinture, sous toutes ses formes, extrêmement fascinante. J’ai appris à l’aimer quand on l’appelait « peinture informelle », « expressionisme abstrait », « paysagisme abstrait », « abstraction géométrique ». Décriée dans la première partie du XXe siècle, puis portée aux nues dans la seconde, maintenant qu’elle est devenue un genre parmi d’autres, et parce qu’on la dit parfois « passée de mode », il me semble qu’elle est regardée souvent de façon très superficielle, et trop hâtivement jugée.

Il y a une forme de peinture abstraite qui propose tout un théâtre. Comme dans un test de Rorschach, toute personne dotée d’un brin d’imagination n’est pas longue à percevoir un climat, à visualiser des lieux, des actions et des personnages. C’est précisément le caractère informel, imprécis, allusif d’une certaine peinture qui permet au regardeur ou à la regardeuse, avec ses humeurs, ses rêves, voire même ses obsessions, d’organiser sa propre mise en scène et d’y lire des fragments de son histoire personnelle.

Parfois, tout l’art du peintre, (et Marielle Lévêque, dont je décrivais l’exposition à la Mairie du 6e arrondissement dans l’Anachronique N° 16, excelle dans ce genre spécifique), consiste justement à cultiver des indécisions, des ambiguïtés, et à suggérer — ce qui est un défi dans un tableau, par nature immuable et statique — des formes en mouvement et des métamorphoses.

Mais même dans l’abstraction, il existe encore bien d’autres façons de peindre. Les ronds tracés d’une main enlevée par Hélène Jacqz (visibles à la Galerie Insula, rue des Grands Augustins à Paris du 5 au 28 avril 2018) proposent une autre sorte de promenade visuelle, bien plus concrète qu’abstraite. Elle offre au regard une jonglerie de cerceaux coloriés, une sarabande joyeusement dansée.

Hélène Jacqz : « Gambade », 2018, 150×200 cm, technique mixte sur toile

Avant leur accrochage dans la Galerie Insula, rue des Grands Augustins, Hélène a voulu me montrer ses toiles les plus récentes dans son atelier à Montrouge, et j’ai écrit pour elle un petit texte intitulé :
Ritournelles
C’est depuis 1988 que j’assiste, toujours avec surprise et souvent avec émerveillement, aux nouvelles récoltes que chaque exposition d’Hélène Jacqz propose à notre regard. Depuis les petits Bonnard ou Vuillard, ces vignettes figuratives qu’elle exécutait à la perfection au sortir de l’Académie des Beaux Arts, jusqu’aux très grands formats « abstraits » auxquels elle s’est attaquée dès son retour des Etats-Unis quelques années plus tard, toiles qui exigeaient d’elle un entraînement et une forme de coureur de fond, elle a joué sur bien des registres différents.

Hélène Jacqz : « Jeune-fille à la fenêtre »,
huile sur bois, 14 cm x 12,5 cm. 1988. Coll. M. A.-L.

De sorte que je me demandais ce matin de février 2018 : Qu’est-ce qu’elle nous aura encore fabriqué cette fois-ci ?
J’en étais resté à un film réalisé en 2017 par Robin Tardieu sur son travail dans lequel on voyait à quel point la peinture chez elle était un corps à corps avec la toile, une gymnastique, un sport de combat. Formats immenses emplis à la vitesse du geste par de très larges brosses, chargées de couleurs épaisses. Et Hélène, dans une combinaison d’astronaute maculée de giclures et d’éclaboussures de peinture, découvrant, découpant et acceptant les trouvailles nées de ses grands gestes impulsifs et de ses intuitions.
Surprise, surprise, ce matin, les fonds colorés ont disparu. Il y a du blanc, de l’espace, autrement dit de l’air. Et une toute nouvelle luminosité. Il s’agit de variations sur un thème, un motif répétitif. C’est gai et léger comme un refrain. C’est de la peinture sérielle ou peut-être tout simplement une série de ritournelles. Evidemment, il ne faut pas que cela devienne un motif de papier-peint. Il y a pourtant une de ces peintures, évoquant les roses obsédantes d’une tapisserie d’hôtel américain, que je verrais bien venir hanter ma chambre à coucher.
Hélène Jacqz a en commun avec certains acteurs et certains musiciens qu’avant d’entrer en scène, il n’est pas rare qu’elle ait un trac dingue. Depuis le temps que je la connais, je sais que c’est plutôt bon signe. Une fois les premières toiles esquissées, c’est une profusion de nouvelles pistes qui s’offrent à elle, et elle n’a plus ensuite qu’un incroyable embarras du choix. En définitive, c’est dans cette profusion qu’un collectionneur trouvera son bonheur, choisissant un tableau dans cette nouvelle série de formes vibrantes et de couleurs fraîches.

Sophie Sainrapt
En ce même Salon du Vieux Colombier de la mairie du 6e arrondissement de Paris, du 9 au 31 mars 2018, dans l’exposition qui suivait immédiatement celle de Marielle Lévêque, Sophie Sainrapt présentait ses variations sur le thème éternel de l’art, le corps féminin. Les femmes représentées par Sophie n’ont absolument rien d’abstrait. Elles sont dessinées d’abord avant d’être peintes, très rapidement, d’après des modèles posant pour elle dans son atelier. Elle a ce don, (mais c’est aussi une technique que les peintres apprennent de leurs maîtres et développent ensuite en travaillant d’après nature) qui lui permet de saisir en quelques traits une ressemblance étonnante. Elle sait piéger dans son dessin ne serait-ce qu’un détail de ce qu’elle observe, mais ce détail est si juste qu’il confère à l’ensemble une grande vraisemblance. C’est seulement ensuite, dans un deuxième temps, qu’elle habille de couleur les corps dessinés. Elle trace, à grands coups de rouleaux autour et à l’intérieur de ses dessins, des aplats de couleur sans mélange. Ces aplats monochromes, (bruns, jaunes, rouges, violets ou or) sans cacher le moindre détail de leur anatomie, installent ses modèles dans un climat et leur fournit un décor. La couleur contribue aussi à définir autre chose que les lignes des visages et des corps, elle suggère quelque chose d’une humeur ou d’une personnalité.
Mais en définitive, ce qui se dégage essentiellement de tous les nus peints par Sophie Sainrapt, c’est une robustesse et une franchise qui ressemble singulièrement à celle qui les a tracés. Comme si elle répétait sans cesse une sorte d’autoportrait assez généreux pour s’ouvrir au portrait des autres. C’est bien en accord avec le titre qu’elle a choisi pour son exposition à la Mairie du 6e «  Femmes, je nous aime ».
Elle a sa façon très personnelle de dessiner et de peindre, mais quand elle montre son travail à la femme qui a posé pour elle, celle-ci est heureuse de se reconnaître dans ce nouveau miroir, et de découvrir ce qu’a retenu d’elle le regard de Sophie. Elle se sent gratifiée et magnifiée d’avoir participé à l’élaboration d’une œuvre cohérente, totalement maîtrisée par le style de l’artiste, simplement en lui offrant le spectacle de son corps nu. Et cela sans avoir à subir les contraintes de la pose classique, cette immobilité obligatoire dans une position parfois inconfortable qui peut rendre une séance de pose interminable, la changer en une véritable torture exercée sur le modèle par un peintre-patron tyrannique.
Sophie Sainrapt n’est certainement pas une inconnue pour les lectrices et lecteurs de saisons de culture. Un très joli petit film de quinze minutes de Claude Yvans intitulé « Des mots d’elles » est visible dès qu’on tape son nom et ce titre sur Google. Plusieurs de ses modèles y parlent de ce qu’elles ressentent en posant nues pour elle, et donnent de son travail une idée plus précise que tout ce que je pourrais en écrire. On voit comment elle procède, avec rapidité et concentration, en s’immergeant tout entière dans cette relation intime et profonde qui s’établit entre la regardeuse et la regardée, « la » peintre et son modèle.
Vous remarquerez qu’il s’agit d’une femme peintre et non d’un dévoreur et briseur de formes et de femmes comme Picasso. Plusieurs de ses modèles insistent sur le fait qu’entre elles et le regard de Sophie, un regard féminin, s’établit un véritable lien de confiance et une totale connivence. L’une de ses modèles dit que ce qu’elle apprécie le plus dans le travail de Sophie est qu’elle confère un caractère sacré au corps féminin. Et l’historienne d’art Ileana Cornea, (que j’avais rencontrée il y a des années lors d’un hommage à un grand ami commun, Raymond Hains) dit, dans ce petit film de Claude Yvans, que Sophie peint le sexe féminin comme seule une femme peut le faire. Selon Ileana, les hommes veulent bien peindre des seins, mais ils ont peur de regarder en face une vulve ou un vagin. Elle évoque aussi une façon que les femmes auraient eu, dans l’antiquité grecque, de se moquer des hommes en relevant leurs jupes et en leur montrant leurs parties intimes. Avec ce sous-entendu : « Si tu n’es pas un homme digne de ce nom, va-donc te réfugier sous les jupes de ta mère ! »
La première exposition que j’avais vue de Sophie Sainrapt, en 2013, était intitulée « Femmes du Monde ». Elle m’avait fait penser à ce qu’Edouard Glissant appelait « la créolisation » ou « la mondialité » : les corps d’une femme asiatique, d’une européenne rousse, d’une africaine aux cheveux dorés, d’une mexicaine, exposés et glorifiés côte à côte avec une belle impartialité, offraient au regard leurs formes dénudées. Mais une nudité sans la moindre afféterie, coquetterie ou provocation. Ce que les corps de femmes peints par Sophie expriment, en définitive, c’est surtout le caractère qu’elle leur confère à toutes : une force monumentale et une dignité tranquille, bien loin des artifices et des stratagèmes de la séduction. Ces « Femmes du Monde » étaient également exposées dans la Galerie Insula lorsqu’elle était encore située rue Mazarine. Votre flâneur vous jure qu’il est le premier surpris par cette coïncidence, le fait que les femmes peintres dont il parle dans cette anachronique hantent toutes les mêmes lieux, un petit périmètre situé dans le 6e arrondissement de Paris. Le jeudi 29 mars, dans ce même Salon du Vieux Colombier de la Mairie du 6e, était organisée la signature d’un livre associant les images de Sophie Sainrapt aux textes écrits par l’une de ses modèles, Laurence Dugas-Fermon. Cette jeune femme s’est photographiée elle-même chaque jour pendant un an. En accompagnant ses autoportraits de textes poétiques, elle en avait fait un ouvrage attachant. En novembre 2012, dans le N° 53 de « La Gazette de la Lucarne », j’avais écrit les quelques lignes qui suivent :
On trouve, à La Lucarne des Ecrivains, des livres peu courants, de beaux livres qui échappent aux réductions du marketing, du formatage et de l’exploitable à tout crin. C’est le cas d’un ouvrage de Laurence Dugas-Fermon intitulé « Une femme jour après jour ». On y découvre une jeune femme gracieuse qui se découvre elle-même au fil des pages (elle se prend elle-même pour modèle après avoir posé nue pour plusieurs peintres). Elle met systématiquement en regard une photo d’elle et une photo de son environnement, le tout accompagné de ses réflexions du moment. […]
Se servir de leur corps de femme comme d’une œuvre d’art, c’est ce qu’ont déjà fait des artistes contemporaines comme Orlan, Cindy Sherman ou Sophie Calle. Mais le climat recréé par Laurence Dugas-Fermon est assez loin des performances narcissiques d’Orlan, des travestissements de Cindy Sherman, ou même de l’approche « conceptuelle » de Sophie Calle, avec qui elle a quand même en commun de créer un rapport étroit entre le texte et l’image. Dans le volume été-automne, le premier, que j’ai sous les yeux (de juin à juillet, publié en 2012) on se sent absous de son propre voyeurisme en lisant le conseil qu’elle donne dès le 7 juillet : « N’hésitez pas à placer votre œil dans le trou de la serrure ». Ainsi autorisé à la zieuter dans tous les états qu’elle choisit d’offrir à notre regard, on feuillette le livre avec la curiosité qu’on aurait pour le journal intime de sa sœur, de sa fille ou de sa chérie. On y retrouve des pensées irréfutables qu’il est presque impossible de ne pas avoir eues soi-même. Par exemple : « Les lieux se chargent de souvenirs en fonction de ce que l’on y a vécu. » Ainsi, peu à peu, on fait la connaissance d’une jeune femme qui pourrait vivre la porte à côté, mais que distingue son désir farouche de ne pas laisser s’enfuir un seul jour sans essayer de lui donner un sens. Elle clôt son livre, un 20 décembre, sur cette belle pensée d’Aragon : « La vie est un voyageur qui laisse traîner son manteau derrière lui pour effacer ses traces. » Comme Aragon, Laurence a peur qu’on ne puisse plus la suivre à la trace. En tout cas, ses photos et ses textes donnent envie d’écrire « à suivre… »
En mars 2018 est sorti un nouveau livre, édité par « L’œil de la femme à barbe », que l’on pourrait bien considérer comme une suite : « Nue face au monde », textes de Laurence Dugas-Fermon, fusains et encres de Sophie Sainrapt. Si, comme moi, vous en avez manqué la signature le 29 mars, dans le cadre de l’exposition de Sophie à la Mairie du 6e, ou le 12 avril à la librairie « Les Guetteurs de vent », il vous reste une dernière chance, le 25 mai 2018, de 18h à 20h., librairie Violette & Co, 108 av. Parmentier Paris 75011e.

Enfin, sous le titre de « Corps à corps » du 1er au 13 mai 2018, Sophie Sainrapt expose avec Hashpa, un peintre, dessinateur et graveur tchèque qui fut son maître il y a vingt ans. L’exposition se tiendra à l’Espace Beaurepaire, dans le 10e arrondissement. (à suivre…=