Lettres

Combat et Création

Par Sergiusz Chądzyński

Dans le catalogue des éditions « Noir sur Blanc », paru à l’occasion du trentième anniversaire de l’officine nous trouvons une abondance d’auteurs et de titres ce qui atteint amplement son objectif d’être une vitrine des cultures séparées du reste du monde par le rideau de fer et aussi, comme le dit Véra Michalski , la cofondatrice, une passerelle entre les peuples. Le rideau de fer disparu, la maison d’édition continue inlassablement à travailler et à présenter des textes traduits du russe et du polonais. D’autres pays : comme l’Albanie, l’Autriche, la Bulgarie, la Lettonie ou la Roumanie ne sont pas non plus oubliés.

 

Des noms comme Nina Berberova, Sławomir Mrożek, Boris Akounine ou Joseph Brodsky sont les joyaux de cette collection littéraire. L’année 2017 foisonne des auteurs russes car la littérature de ce pays est à l’honneur.

Parmi les titres de cette année, le « Combat et création. Zbigniew Herbert et le cercle de la revue Kultura (1958-1998) », lettres choisies, présentées et traduites par Brigitte Gautier, est intéressant à bien des égards, car il s’agit à la fois du poète lui-même et de la revue, dont le nom fut déjà évoqué dans les colonnes de « Saisons de culture ». Il y a aussi une autre raison : le travail de la traductrice.

Commençons par le livre construit autour de l’idée « d’aborder le cercle de « Kultura » et ses réalisations avec les yeux d’un écrivain habitant en Pologne : Zbigniew Herbert (1924-1998), un des plus grands poètes de la seconde moitié du XXe siècle. Il devint le meilleur exemple de l’intellectuel et de l’artiste polonais parmi ceux qui furent liés à tous les acteurs majeurs de la célèbre officine de Maisons-Laffitte : Jerzy Giedroyc, Józef Czapski, Gustaw Herling-Grudziński, Zofia Hertz et son mari Zygmunt. Herbert partagea sa vie entre les voyages en Occident et les séjours en Pologne. Les voyages lui donnèrent l’occasion d’écrire librement sans se soucier de la censure et ceci lui permit d’essayer d’en faire autant dès son retour en Pologne, certes, en utilisant les codes nécessaires mais très clairs pour ses correspondants. Un choix de 68 lettres échangées entre tous ces personnages à partir de 1958 jusqu’en 1998 montre aussi l’envie chez tous les protagonistes de vaincre les obstacles et les difficultés qui nuisent à la beauté, au talent et à la langue, qui ne permettent pas de s’exprimer avec toute la puissance de l’esprit. Nous admirons cette attitude à travers la lecture des textes présentés.

La préface sous la plume de la traductrice, joue un rôle très pédagogique pour les lecteurs moins initiés aux méandres de la culture polonaise. Elle donne aussi une vue et une approche très intéressantes pour les admirateurs du poète et ceux de la revue « Kultura ».

Brigitte Gautier est maître de conférences de Langue et Littérature polonaises à l’université Charles de Gaulle à Lille, spécialiste de la culture des pays de l’Europe centrale, traductrice du polonais et du tchèque. Son travail consacré à Zbigniew Herbert est primordial et sa traduction de la totalité des œuvres poétiques, édition bilingue complète en trois volumes entre 2011 et 2014 par « Le Bruit du temps » changea radicalement la réception de l’auteur en France. Jusqu’à présent il n’y avait pas eu de traduction française à la hauteur du talent de Herbert : les efforts, pourtant entrepris par des traducteurs chevronnés ne furent pas concluants. Le travail de Brigitte Gautier apporta la subtilité et le raffinement, la musique et la couleur à tel point que la poésie de Herbert, si hermétique à la langue française, dès lors commença à parler. La lecture bilingue permet de voir toute la prouesse du métier de traducteur : la recherche des mots, les tournures avec leur finesse, le rythme et la ligne musicale rendent bien la profondeur de l’original. Dans une interview, la traductrice parle de son « dictionnaire Herbert » composé des mots récurrents interprétés par elle de la même manière dans tous les poèmes, ce qui montre à quel point elle fut attentive au langage propre du poète. Elle considère que les nombreux voyages de Herbert à l’étranger et sa connaissance des langues aboutirent à « un supplément de sens, né de la contamination d’une autre langue » et elle ajoute que « le plus difficile dans la traduction a été de préserver l’ambiguïté. Il n’y a pas de jugement sur le monde, de jugement ultime. »  Il fallait révéler tout ceci au lecteur français et Brigitte Gautier le fit brillamment. Son travail fut récompensé en 2014 par le prestigieux « Prix de traduction Nelly-Sachs ».