Lettres

La chronique du flâneur N° 2

Octobre 2012 Par Marc Albert-Levin

On parle souvent de crise de la peinture, de remises en questions radicales, mais en réalité, à Paris, les rues bordées de galeries d’art n’ont jamais été si nombreuses. Aux lieux traditionnels d’expositions, Rive Droite et Rive Gauche, se sont ajoutés depuis plusieurs années déjà : Le Marais, les alentours du Centre Pompidou, La Bastille… Mais le saint des saints de l’art, celui qui vit l’éclosion de l’Ecole de Paris, puis de la JEP (jeune école de Paris) comme l’appelèrent les universitaires bien des années plus tard, reste Saint-Germain des Prés – ce quartier que hantèrent, avec tant d’anonymes, tant de piétons illustres : Man Ray, Tristan Tzara, Camille Bryen, Raymond Hains …

Hains, précisément, avec son amour des mots-valises, avait rebaptisé ce quartier Saint-Germain-des-Prés-Colombiens. Ce qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est que devant l’église, fleuron de l’architecture romane, et devant une assemblée d’amis choisis, un jour de 2005, reposerait son propre cercueil. Ni que la place serait nommée Place Jean-Paul-Sartre-Simone de Beauvoir. Je ne sais pas précisément à quelle date ont été ainsi rapprochés, d’un trait d’union sur une plaque de pierre, les noms de ces deux habitués du Café de Flore, juste en face.

Mais « Paris Match » de cette semaine (du 4 au 10 octobre) consacre justement plusieurs pages au livre d’Irène Frain « Beauvoir in love », dans lequel elle parle du grand amour américain de « Madame » comme l’appelait Nelson Algren. Qui était Nelson Algren ? Un auteur oublié de la beat generation, ami de Jack Kerouac, et très estimé par Hemingway. Son meilleur roman, « l’Homme au Bras d’or » fut porté à l’écran par Otto Preminger et devint un film dans lequel jouaient Frank Sinatra (Frankie Machine) et Kim Novak (Molly) sorti en 1955. Je me souviens l’avoir vu dans les années 60, au cinéma la Pagode, au Quartier Latin. C’était l’un de ces premiers films américains – en noir et blanc forcément – à dramatiser des scènes de drogue sur des rythmes jazzy. Il y aurait ensuite « The Connection » une pièce de théâtre de John Gelber, filmée par Shirley Clarke, avec dans le rôle titre le grand saxophoniste Jackie Mc Lean.

Nelson Algren fut le grand amour de Simone de Beauvoir qui dit avoir vécu, auprès de lui, les meilleures années de sa vie. Mais en définitive, elle sacrifia cet amour américain à sa carrière d’écrivain de langue française, et revint à son compagnonnage de raison avec Jean-Paul Sartre. Les photos de Beauvoir nue, publiées dans Match, avaient déjà servi de couverture au « Nouvel Observateur » en 2008. Elles avaient été prises à Chicago en 1951 par Art Shay, le meilleur ami d’Algren, et donnent de l’auteure du « Deuxième Sexe » une image autrement charmante que celles, beaucoup plus connues, de l’intellectuelle au chignon sévère. En fait, elles avaient déjà été exposées en mai 2008, à la Galerie Albert Loeb, rue de Seine.

La Galerie Albert Loeb est l’une des galeries les plus passionnantes de ce triangle d’or (ou faudrait-il dire ce zig zag d’or) de l’art contemporain qui va de la rue Bonaparte (Galerie 1900-2000) à la rue de Seine (Galerie Lara Vincy) en passant par la bien nommée rue des Beaux Arts (Galerie Albert Loeb et Galerie Claude Bernard). Si l’on est d’humeur vagabonde, on peut même faire quelques pas de plus et s’aventurer jusqu’à la rue Guénégaud (Galerie Gimpel-Müller).

Galerie Albert Loeb

Albert Loeb est le fils d’un très grand marchand de tableaux, Pierre Loeb ; le neveu du frère jumeau de son père, Edouard Loeb galeriste lui aussi ; et le neveu d’une immense photographe, Denise Colomb. La Galerie Pierre, alors au 13 de la rue Bonaparte, exposait déjà en 1925, sous le titre de « peinture surréaliste » : Klee, Man Ray, Miro, Max Ernst et Picasso. Un an plus tard, sa galerie déménage au 2, rue des Beaux-Arts, où l’on put voir Chagall, Braque, Arp, Balthus, Brauner … Pierre Loeb fut l’ami d’Antonin Artaud qui fit plusieurs portraits de lui et de sa fille Florence. Et c’est chez Pierre Loeb qu’Artaud écrivit l’un des textes les plus poignants jamais écrits sur  la peinture : « Van Gogh ou le suicidé de la société ». Ayant subi lui-même, à l’asile de Rodez, pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale, le traitement alors réservés aux fous, un an avant sa mort, Artaud parle des tableaux de Van Gogh non pas en spectateur extérieur mais comme s’il les avait peints lui-même.

Appartenir à une famille de gens célèbres est parfois lourd à porter. Cela pourrait nous amener à parler d’un livre récent, celui de Nathalie Rheims : « Laisser les cendres s’envoler ». Mais ce sera pour une autre flânerie. Dans la famille Loeb, au contraire, on semble porter avec beaucoup de grâce le malheur des enfants de familles fortunées.

Albert Loeb était derrière le comptoir de sa galerie, en 2009, quand je l’ai pour la première fois rencontré. J’y étais entré littéralement happé par un ensemble d’objets africains d’une beauté stupéfiante. Non seulement pour l’élégance aérienne de certaines pièces, mais aussi pour leur polychromie qui tranchait avec l’austérité des masques que la plupart des musées du monde nous montrent dépouillés de leurs coiffes de tissus, de poils, de cauris ou de plumes. Devant mon enthousiasme pour l’art africain, mais peut-être aussi devant mon ignorance, Albert Loeb m’a parlé de son parcours de galeriste. Et pour étoffer ce qu’il me disait, il m’a mis dans les mains quantité de documents dont il ne pouvait pas savoir que quelques heures plus tard, ils se changeraient en un collage de Zéglobo Zéraphim intitulé « De Pierre en fils ».

Zéglobo Zéraphim « De Pierre en fils » Collage 2009 (50 x 70 cm).

Il y avait d’abord une grande affiche de la Galerie Pierre : un portrait de Pierre Loeb, cigarette au bec et coiffé d’un chapeau qui le fait ressembler plus à un mauvais garçon dans un film des années 50 ou à un bourlingueur à la Blaise Cendrars qu’à un homme d’affaires. Il fonda, en 1924 une galerie où jusqu’à sa mort, quarante ans plus tard, il exposa – de Appel, à Toyen, Vieira da Silva et Zao-Wou Ki en passant par Wilfredo Lam, Jacqueline Lamba et Marie Laurencin – plus de soixante-dix artistes parmi les plus importants de la première moitié du XXe siècle.

Puis Albert Loeb m’a montré des photos d’Art Shay. Le talent de cet artiste de Chicago ne se borne pas à avoir su saisir au vol la grâce dénudée du dos de Simone de Beauvoir. C’est l’un de ces photographes assez rares qui savent donner à des instants pourtant quotidiens une qualité presque théâtrale et où le moindre geste se charge soudain de multiples significations.

Nous avons aussi longuement parlé de Romare Bearden (1911-1988) que j’avais rencontré dans son atelier new yorkais, sur Canal Street, au début des années 70. Bearden, qui séjourna longuement à Paris, est probablement le plus grand collagiste américain. Découpant, dans des magazines sur papier glacé, des images de la vie et des visages d’Africains-Américains, il les organise en alliant, aux vertus traditionnelles du patchwork, un sens de la construction cubiste digne de Braque ou de Juan Gris. Et chez lui, la couleur, nourrie de soleil, chante comme chez Matisse. Pas étonnant qu’on l’aime dans les Caraïbes, où il vécut aussi longtemps.

Enfin, Albert Loeb m’a parlé d’un artiste qu’il avait découvert en découvrant l’Amérique, où il séjourna pendant plusieurs années, et à qui il a consacré un film : Robert Guinan. Ce peintre de Chicago partage avec Nelson Algren et Art Shay l’amour de sujets comme le jazz et les bars, et comme eux fait souvent le portrait de ceux que le mythe américain n’a jamais pu sauver de la misère.

Aujourd’hui, le maître des lieux n’est pas là. Mais les objets africains qu’il expose suffisent à vous raconter des histoires extraordinaires et à vous tenir compagnie. A peine sorti de sa galerie, dans la rue des Beaux Arts, des vendeurs africains m’ont accosté (« vous vous intéressez à l’art africain ? ») pour me proposer d’acquérir des œuvres « au meilleur prix ». Il y a quelques années, j’avais déjà été suivi par l’un d’eux. J’avais eu l’imprudence de lui laisser mon numéro de téléphone, et au bout d’innombrables appels, il m’avait entraîné dans un hôtel du XVIIIe arrondissement où l’Afrique semblait être à tous les étages. Là, il m’avait en effet montré des objets étonnants que j’avais photographiés, malheureusement sans que je puisse en acheter aucun. Mais ceci est une autre histoire.

La Galerie 1900-2000

Revenons plutôt sur nos pas pour nous rendre dans la Galerie 1900-2000. Elle est tenue par Marcel Fliess et son fils David.

La première galerie dans laquelle travailla Marcel Fliess, avec deux associés, s’appelait Galerie des 4 Mouvements et se situait rue de l’Université. De quels quatre mouvements s’agissait-il ? Dada, Surréalisme, Pop Art et Hyperréalisme américain. Elle présenta en 1972, l’une des dernières expositions de Man Ray (1890-1988) : 40 Rayographies. Ces rayographies ou rayogrammes, tirèrent leur nom de celui de leur inventeur, Man Ray – dont l’impitoyable Wikipedia vous apprend qu’il était « né Emmanuel Rudzitsky ou Rudnitsky ou Radnitzky ou encore Radenski ». Les rayogrammes sont tout simplement des photos sans appareil. Tout objet que vous interposez entre la lumière et le papier photosensible laisse sur lui une trace blanche, alors qu’au bout de quelques secondes d’exposition, le reste noircit. En utilisant cette méthode simple et des objets dont certains restent encore identifiables (un serpentin, une rondelle, une bouteille, voire un révolver) Man Ray parvint à créer un univers mystérieux et un climat qui fit de lui, dès la première heure, l’un des maîtres les plus talentueux du dadaïsme et du surréalisme.

Le Jazz Hot

La rencontre avec Man Ray fut pour Marcel Fliess déterminante, comme l’avait été, bien des années plus tôt, lors d’un voyage à New York, à l’âge de dix-huit ans, sa rencontre avec le jazz. Il fut photographe et critique dans la revue « Jazz Hot », et certains de ses clichés sont devenus historiques : Ella Fitzgerald et Ray Brown au Birdland ; Thelonious Monk, au piano, vu des coulisses, Salle Pleyel ou en conversation avec Charles Delaunay en 1954 ; Miles Davis, Lee Konitz, Art Blakey and Bud Powell au Birdland … J’y suis d’autant plus sensible que j’ai beaucoup vu Miles Davis en 1975 et que j’ai préfacé les mémoires de Charles Delaunay (« De la peinture au Jazz », Paris, Editions W. 1985). On pourrait penser que le parcours de Marcel Fliess fut exactement inverse : du Jazz à la peinture.

Aube Ellouët

Après cette longue flânerie, ce long détour par le passé, revenons au présent et à l’actuelle Galerie 1900-2000, située au 8 rue Bonaparte. Elle est toute proche de la Chapelle des Beaux Arts (où soit dit en passant un autre marchand que je connais depuis longtemps, Daniel Templon, reçut la légion d’honneur en 2006. Votre flâneur eut l’honneur d’y être invité et y a même rencontré Marcel Fliess). Ce qui m’y attire aujourd’hui, ce sont les collages d’Aube Ellouët, fille d’André Breton et de Jacqueline Lamba.
Ne la connaissant pas, je n’ai pas résisté à l’envie de demander à Marcel Fliess de lui remettre une lettre à André Breton, publiée dans la Gazette de la Lucarne des Ecrivains en 2009. Cela commençait par :

Cher André Breton,

Pardonnez moi l’arrogance de m’adresser directement à vous en abusant du fait d’être encore ici, alors que depuis 1966 vous êtes déjà parti de l’autre côté du rideau de l’air. […]
Et en voici la conclusion :

« J’aimerais vous dire tout l’intérêt que je trouve à lire «  Lettres à Aube » un ouvrage paru en octobre 2009, et trouvé à la Lucarne des écrivains1 : Ce sont des lettres ornées de dessins, et des cartes postales envoyées à partir de 1936 à votre fille Aube Breton-Elléouët.
C’était déjà à elle que vous vous adressiez, sous l’étrange nom d’Ecusette de Noireuil, dans la lettre qui clôt « L’amour fou ». Elle n’avait encore que huit mois. Vous y montriez que la fidélité à Jean-Jacques Rousseau n’est pas incompatible avec l’amour paternel. Et vous parliez magnifiquement du prix que coûte aux poètes la décision de vivre à leur guise.
Dans une lettre à Aube du 24 août 1951, vous écriviez :
« Si tu commences à ton âge à me connaître un peu, tu dois savoir que je n’ai pas misé ma vie sur l’argent ».
Mais la vente aux enchères de vos objets et de votre collection à l’Hôtel Drouot, le 14 avril 2003, dont votre fille Aube a été la bénéficiaire, a décoché un drolatique pied de nez à la misère de la poésie. Elle a consacré la victoire de l’imaginaire sur le quotidien, celle de l’or du temps sur l’or des épargnants. Une carte postale que vous avait adressée Salvador Dali en 1932 s’est vendue ce jour-là 200 000 euros. Au dos, Avida Dollar avait écrit :
« La mélancolie extatique des chiens, gâteuse comme une vertigineuse descente en ski. »

La légende dit que les conseils de Marcel Fliess n’ont pas été pour rien dans l’extraordinaire réussite de cette vente aux enchères qui a eu le mérite de disperser de nouveau dans le monde des trésors qui après sa mort, avaient dormi au domicile parisien d’André Breton pendant des années. Des grincheux ont trouvé mille raison de grincer. Pour ma part, j’ai ressenti cette vente non comme un pillage mais plutôt comme un partage. L’édition de somptueux catalogues, et la mise en ligne par les commissaires priseurs Calmels-Cohen ont ravivé l’impact d’œuvres parfois encore trop peu connues, notamment les magnifiques peintures du houngan haïtien Hector Hyppolite, achetées en Haïti en 1946.


Aube Elléouet, « le jeu de l’aube à tire-d’aile »
« Le jeu de l’aube à tire-d’aile, Galerie 1900-2000, 8, rue Bonaparte Paris 75006

Celle que son père prénomma Aube et dont la mère, Jacqueline Lamba, peignit jusqu’à la fin de sa vie « jusqu’au bout du ciel », joue des ciseaux avec une finesse et une précision que n’aurait pas désavouée le Max Ernst de la « Semaine de Bonté ». Mais chez elle, ni violence ni sarcasme. Elle évolue avec grâce dans cet intemporel qui est la qualité du rêve. Les yeux vides des masques font écho aux ocelles sur des ailes de papillons formant diadème au dessus d’un visage féminin enturbanné, presque invisible, voilé sous un tissu de gaze verte. Plus bas, à droite, un visage de Silène se lit comme au cœur d’une médaille d’or aussi ronde que la fleur sauvage qui porte le même nom. Tout est distinct et pourtant tout s’enchaîne, sur des fonds noirs comme la nuit complice de toutes les métamorphoses. Dans la position de la Venus de Botticelli, une jeune femme ne sort pas comme elle d’une gigantesque coquille Saint-Jacques, mais d’un magma de nervures et d’un entrelacs de toiles d’araignées. Et de son œil gauche fusent de longues feuilles pointues comme des plumes de paon qui me font penser, (pourquoi ?) aux Indiens du Mexique. Ce qui est étonnant – mais comment le lui reprocher ? – c’est que du monde d’Aube Elléouët, est bannie toute image de la modernité. Comme si les produits de la révolution industrielle et les objets de la nouvelle technologie n’avaient pas tout envahi …

Rue des Beaux Arts, rue de Seine

Il y a tant d’événements à voir, en ce mois d’octobre 2012, que je dois finir au pas de course mon exploration du zig zag d’or de Saint-Germain des prés. On peut pourtant y aprecevoir, en une seule promenade, des tableaux de Picabia, Dubuffet, Poliakov, Mathieu, Atlan… Il suffit de sonner et on vous laissera entrer. Vous pourrez alors contempler des œuvres visibles parfois il y a cinquante ans dans ce même quartier et pas encore dans des musées.

Il y a surtout Maryan, (1927-1977) à la Galerie Claude Bernard. Ce peintre expressionniste d’origine polonaise dont la vie fut tragique et brève, a été qualifié de « peintre du côté sombre de la nature humaine ». Je me souviens avoir déjà vu des tableaux de lui à New York en 1967. Et je les avais trouvés d’autant plus saisissants qu’à l’époque mon moral n’était pas non plus très florissant.

Maryan, « Personnage », 1962
Galerie Claude Bernard, 5 rue des Beaux-Arts 75006

Jean-Luc Parant, qui propose des « Mots et Merveilles » Galerie Lara Vincy, au 47 de la rue de Seine, est un peintre-poète dont l’œuvre mystérieuse crée un environnement serein et lumineux, propice, pour ceux qui voudront bien s’y attarder, au déchiffrage des récits secrets qu’empruntent les méandres de sa pensée. C’était du 14 septembre au 27 octobre. Votre flâneur aura trop lambiné, peu de chances, quand vous lirez ceci pour que vous puissiez y aller.

FIAC et consort

En cette fin du mois d’octobre, à Paris, il n’était partout question que de la FIAC (Foire internationale de l’Art contemporain) au Grand Palais et hors les murs.

Depuis le rond-point des Champs-Elysées et en face de l’espace Cardin, les rues se sont couvertes de tentes blanches. J’ai eu peur d’y pénétrer, craignant qu’elles soient pleines non de malheureux sans abris mais de cette autre forme de détresse, des artistes sans galeries.

Mes trajets en métro quotidiens, malgré ma passion avouée pour les transports en commun, n’étaient pas faits pour dissiper ma confusion. La RATP, non contente d’afficher – sur les murs des stations ou dans les couloirs – un jeune homme peint par Raphaël, (1483-1520) qui ressemble comme un frère à un chanteur français portant ce même nom, Raphaël (né en 1975) ; non contente de nous proposer Edgar Hopper au Grand Palais ; Soutine à l’Orangerie, et Van Gogh et Hiroshige à la Pinacothèque …

… la RATP, donc proposait de vous véhiculer dans pas moins de huit lieux de la FIAC hors les murs : 1) le jardin des Tuileries ; 2) la Place Vendôme ; 3) le jardin des Plantes ; 4) L’Esplanade des Invalides ; 5) L’Espace culturel Louis Vuitton ; 6) La Fondation Ricard pour l’Art contemporain ; 7) le Palais de Tokyo. Quel était le huitième lieu mystérieux ? Le domicile de Louis Pasteur transformé en musée. Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’art contemporain ? Raison de plus pour se souvenir de l’adage cher à Raymond Hains, saint patron des flâneurs s’il en fut : « Tout est dans tout et réciproquement ».

Votre flâneur, depuis toujours aime flâner « hors les murs », et admire depuis belle lurette ces dessins que des artistes généreux tracent au pochoir sur les murs de la ville. Ils les distribuent aux passants pour pas un rond, rien que pour leurs beaux yeux. Beaucoup de galeries maintenant invitent à voir du « street art ». Mais impossible d’oublier une pionnière du genre, Miss Tic… C’est elle qui posait cette question hautement philosophique : « Les actes gratuits ont-ils un prix ? »

Bien avant MissTic, dans les années trente, Camille Bryen avait trouvé un jumeau antithétique à l’objet trouvé surréaliste : l’objet perdu. Ainsi, il avait conçu un objet appelé « le Sein de la forêt », destiné à être perdu, accroché à un arbre dans les bois de Meudon. Il n’en subsiste qu’une photo prise par Raoul Ubac dans « L’Aventure des objets » un livre publié par José Corti en 1937.

Dans son second manifeste du groupe des Nouveaux-Réalistes, A 40° au-dessus de dada, Pierre Restany considérait les objets conçus par Bryen comme le maillon manquant entre les œuvres de Marcel Duchamp et celles des jeunes artistes qu’il soutenait (Jean Tinguely, Raymond Hains, Yves Klein…).

En définitive, votre flâneur n’est pas allé à la FIAC. Il avait l’habitude de recevoir des cartons d’invitation pour s’y rendre mais parce que cela n’avait pas été le cas cette année, rendu à sa condition de simple péquin, il n’a pas voulu payer les 35 euros d’entrée. Il aurait aimé y retrouver certaines galeries qu’il aime : Olivier Malingue, Daniel Templon, entre autres … mais il s’est consolé d’avoir manqué cette foire bien nommée parce que, de toute évidence, elle est plus faite pour les collectionneurs que pour les simples badauds. Le bruit court déjà que les marchands participants étaient dans l’ensemble très contents, et parfois même surpris, d’avoir tant vendu. Cela dit sans jalousie aucune. Tant mieux pour eux. La chanson n’est pas nouvelle, l’air en est bien connu : jamais le luxueux et le superflu ne marchent mieux que lorsque le menu peuple n’a que ses yeux pour pleurer. Mais non, mais non, il a aussi des yeux pour regarder …

La multiplicité des lieux d’exposition n’a d’égale que la multiplicité des gens qui peignent, dessinent, sculptent, photographient, font des collages, des performances et des installations. Est-ce parce qu’ils s’interrogent sur les incroyables disparités entre le prix de vente d’œuvres d’artistes non cotés et les prix avalisés par les grandes galeries ou les grandes ventes aux enchères ? Les très nombreux stands présentés à l’espace Cardin l’étaient sous le titre de « Business Art ».


La tour Eiffel vue à travers une sculpture
de Sébatien Morielli.

 

Photos Stéphane Babary
Clo Baril (à g.) et Mylène Vignon.

Je n’y venais pas pour méditer sur cette forme moderne d’alchimie qui change l’art en or mais pour retrouver Mylene Vignon à son stand N° 23 du M.V.M.A. (Mylène Vignon Moving Art). Elle y signait son plus récent ouvrage « Dentelles rouges et Les Immortelles » illustré par Josette Rispal, aux éditions unicité. Son stand était occupé par deux peintres, Clo Baril qui fut la dernière élève d’Olivier Debré, (un artiste que Mylène Vignon a bien connu et sur qui elle a écrit un livre éclairé par une belle amitié), et Stéphane Babary élève de l’Atelier des Sources, un atelier situé à Tours et dont Mylène Vignon a exposé les lauréats coréens diplômés des Beaux Arts de Tours, récemment, à l’espace Peugeot à Paris. Son stand était animé aussi par un sculpteur sur verre, Sebastien Morielli dont l’œuvre contribuait à embellir ce petit espace qui, par sa simplicité et sa sobriété, tranchait sur l’éclectisme parfois assez déroutant de certains des stands voisins.

Je me suis aventuré, non loin de là, vers un stand où une jeune femme exposait des collages sympathiques même si non pas accrochés aux cimaises mais posés à plat sur le sol. Collagiste moi-même, je n’avais jamais vu de collages ainsi présentés sous une sorte de dalle de verre. J’ai voulu interroger l’artiste présente. J’entendais la voix de Dore Ashton (historienne d’art américaine, auteure de quantités d’ouvrages passionnants sur l’art du XXe siècle), articuler avec sévérité à mon intention : « Le collage a fait beaucoup de mal à la peinture ! » Cette jeune femme s’appelle Véronique Bernier, elle vit et travaille en Belgique et elle est verrier. Ma question : « Connaissez-vous les collages de Rauschenberg ? » ne l’a pas du tout intéressée et elle s’est empressée de me dire que les plaques qu’elle exposait au sol, était fabriquées selon un procédé mis au point par elle et qu’elle avait breveté sous le nom de Vérobé.

Véronique Bernier, Collage

Impossible de poursuivre cette visite en parlant à chacun des artistes qui, stoïques, attendent des visiteurs, acheteurs ou critiques et ne voient la plupart du temps que des collègues qui passent sans s’arrêter.

J’ai pourtant trouvé au total cette exposition surprenante, moins par la qualité des œuvres exposées que par le parcours individuel de beaucoup des exposants. Ils ont souvent plus d’une corde à leurs violons d’Ingres.

Hommes-orchestres

L’un des plus visibles de ces hommes-orchestres s’appelle Christian Doulet et ne le laisse ignorer à personne. Au premier étage, à côté de toiles bariolées dont l’une reprend, sous un poisson qui m’a fait penser aux dragons en papier du jour de l’An chinois, il reproduit, en citation, le « Marat assassiné » (par Charlotte Corday) de Jacques-Louis David. Et il n’hésite pas non plus à exposer des galets peints dans sa palette particulière, mis en vente à cinq ou dix euros.

En 1968, à Venise, Yayoi Kusama vendait un dollar pièce des petits ballons argentés. Elle trônait, en costume japonais traditionnel, dans ce qu’elle appelait un « jardin des narcisses », à la porte des pavillons nationaux. Presque dix ans plus tard, en 1977, au Grand Palais, dans une FIAC qui n’avait encore que quatre ans, Orlan proposait aux visiteurs un « baiser d’artiste » pour cinq francs. « Mesdames et Messieurs, c’est pas cher ». Elle actionnait une sirène après chaque baiser dont l’homme ou la femme qu’elle avait embrassé(e) ressortait barbouillé (e) de rouge à lèvre parfois jusqu’au menton. Elle disait : « le corps de la femme, mon corps, est mon matériau, un matériau nouveau ».

Doulet, lui, non, ne vend pas son corps. Il ne propose à la vente qu’une confondante multitude de tableaux. Et sur une petite table, il a déposé, à l’intention des visiteurs une pile de dépliants qui disent D Comme … Et sous son nom DOULET Christian Production et gestion graphique, un adage surprenant : « L’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ». Je me souviens du peintre et poète germanopratin, Camille Bryen (1907-1977), qui répétait : « L’expression, c’est pour les citrons ». C’est seulement en prenant une loupe que j’ai découvert que cette affirmation de la primauté de l’impression sur l’expression n’était pas de Doulet mais d’Henri Bergson, qui fut, comme c’est imprimé tout en bas en caractères minuscules, un philosophe français, prix Nobel de littérature en 1927. Sans nul doute, Doulet veut faire impression. Les trois volets intérieurs de son dépliant gratuit sont ornés de 23 logos (je les ai comptés) plus prestigieux les uns que les autres, dont ceux de « la Gazette des Arts », et du Salon « Business Art », vedettes de cet espace Cardin où je me trouvais précisément.

Le volet bio m’a appris qu’en 1995, il avait fondé sa propre agence « Diable Communication et Design », et qu’il est aussi maquettiste et illustrateur. Serait-il l’inventeur du système D. ?

Roni Fées

Un stand au rez-de-chaussée m’a offert une chaise vide. Je m’y suis assis sans façon, en regardant des dessins et des clichés photographiques dont rien n’indiquait à priori qu’ils étaient du même auteur. Mais cet auteur est arrivé. J’ai voulu lui rendre sa chaise mais il m’a gentiment invité à la conserver. Et bien évidemment, nous avons échangé quelques mots. J’ai compris que, bien qu’originaire de Pau, il avait exposé à Shangaï, à New York et à Saint Petersburg. Ses dessins me faisaient penser à des bandes dessinées dont l’histoire n’était nulle part. Mais les récits que Roni faisait de ses photographies, les tours jumelles du World Trade Center avant leur brutale disparition, ou les formes plaisantes d’une femme dont la beauté l’avait entraîné jusqu’à Saint-Pétersbourg m’a fait penser qu’il faudrait écrire ces histoires. Il s’appelle Roni Fées. A ma suggestion : « Ne pourriez-vous pas écrire l’histoire de ces images vous-même ? » il m’a répondu : « Bien sûr que si, pendant des années, j’étais professeur de français ! »

Roni Fées (à droite) en conversation avec Marc Albert-Levin.
Photo S. Babary

Amélie Nothomb & Lassad Métoui

J’aimerais maintenant clore ma chronique du flâneur d’octobre sur un dernier événement auquel je m’émerveille d’avoir été invité le mardi 23. Il m’a donné l’occasion de rencontrer une femme écrivain dont j’ai toujours aimé la limpidité du style, l’amour de la vérité et le visage de pierrot lunaire.

Je l’avais déjà croisée un jour, il y a quelques années, pas loin du Centre Pompidou, parlant avec animation à toute une bande d’amis qui lui faisaient comme une garde rapprochée. Et, phénomène rendu banal par la télévision, sans la connaître, je l’avais reconnue. J’avais beaucoup aimé son « Stupeur et Tremblements ». Elle décrivait dans ce livre, sans plus de pitié pour elle-même que pour les autres, le poignant échec de son désir de faire carrière au Japon, malgré son profond amour pour ce pays où elle était née.

Un ami japonais, Yasu Kakegawa, qui tient maintenant une boutique de thé au 12, rue Simon Lefranc, pas loin du Centre Pompidou à Paris, m’a invité à la Galerie Pierre-Alain Challier, 8 rue Debelleyme, dans le Marais, où il ferait goûter aux visiteurs ses grands choix de thés japonais. Il excelle à faire goûter les variétés et les nuances de divers thés comme d’autres vous font reconnaître les saveurs des grands crus.

Amélie Nothomb et Lassad Métoui exposent dans cette galerie une œuvre peu banale – une œuvre dite à quatre mains, même si deux de ces mains restent plutôt oisives pendant que celle de l’écrivain tient le stylo et celle du peintre le pinceau : un livre de dix mètres de long édité à « seulement 15 épreuves numérotées sur les presse de l’éditeur Jean-Pierre Huguet ».

Amélie Nothomb explique, à un journaliste qui la filme:

« Je suis extrêmement surprise. Lassâd, qui est un ami charmant que j’aime beaucoup, m’avait dit : « Donne-moi un de tes textes à calligraphier, et je lui avais donné « Ni d’Eve ni d’Adam » sans penser qu’il pourrait en tirer quelque-chose. Je suis admirative devant l’ampleur de son projet. J’ai toujours été frappée par la calligraphie arabe que je trouve plus puissante que la calligraphie japonaise, peut-être moins contraignante … »

Le livre relate sa première escalade du mont Fuji, racontée par Amélie Nothomb, et illustrée par des calligraphies abstraites de Lassâd Métoui. Il s’agit d’un chapitre de « Ni d’Eve ni d’Adam » (Albin-Michel :2007), un roman qui était la face cachée de « Stupeur et tremblements » (Albin-Michel :1999). Avant, pendant et après ses déboires professionnels, Amélie avait eu une histoire d’amour avec un jeune Japonais de bonne famille à qui elle avait commencé par donner des leçons de français et qui, bien avant que cela ne devienne vrai, la présentait à tout le monde comme « ma maîtresse » (en français dans le texte).

Persuadée que tout Japonais digne de ce nom se doit d’admirer au moins une fois dans sa vie le sommet du mont Fuji, (de même que certains musulmans pensent qu’ils doivent au moins une fois dans leur vie se rendre à la Mecque pour tourner autour de la Kaaba), Amélie, dont le rêve impossible était de devenir une vraie japonaise, entreprend cette ascension avec exaltation. Et dans sa hâte de parvenir au sommet, elle a tôt fait de laisser son amoureux loin derrière elle. Elle redescend la pente à une vitesse bien plus vertigineuse encore que l’escalade et ne retrouve que beaucoup plus tard son amoureux tout ébahi.

On dit d’une personne que l’on ne connaît pas qu’on ne la connaît « ni d’Eve ni d’Adam ». Et les plaisantins disent parfois d’un (e) inconnu(e) qu’ils ne (le) ou (la) connaissent « ni des lèvres ni des dents ». L’histoire racontée par Amélie n’a absolument rien d’idyllique. Elle n’est ni celle d’Eve ni celle d’Adam. C’est celle des efforts pudiques et sincères que font deux êtres pour dépasser les barrières culturelles et s’entre-apercevoir à travers les clichés que même dans l’intimité ils conservent encore l’un à l’égard de l’autre.

Le livre de poche trônait au milieu des verres de champagne. Il était ouvert au chapitre que Lassâd Métoui a voulu « illustrer » par des calligraphies abstraites, de la page 86 à la page 96. Certains passages étaient soulignés au feutre orange ou au crayon noir en marge. Notamment, celui où Amélie Nothomb décrit la force surhumaine qui à partir de 1500 mètres s’empare d’elle, la changeant en un personnage auquel elle ne ressemble pourtant ni de près ni de loin: Zarathoustra. C’est un assez stupéfiant paragraphe qui commence par :

« Etre Zarathoustra, c’est avoir à la place des pieds des dieux qui mangent la montagne et la transforment en ciel … » et se termine par « … c’est ne plus toucher terre pour cause de dialogue rapproché avec le soleil. »

Je me suis approché d’elle avec le livre à la main, et très gentiment, très vite, elle m’a dit : « Vous voulez une dédicace ? » Je n’ai pas osé dire non, tant j’en avais envie, malgré le soupçon d’avoir entre les mains un exemplaire qui appartenait peut-être à Lassâd Métoui.

Je suis allé vers lui, visage souriant, dreadlocks au vent, très entouré de dames visiblement sensibles à son charme. Je lui ai serré la main en lui répétant qu’Amélie Nothomb disait à son propos des choses charmantes. Des livres sur le comptoir montraient qu’il excellait dans la calligraphie arabe, y compris celle qui est lisible, celle qui a un sens. Mais les tableaux qui nous entouraient, eux étaient visiblement d’une calligraphie abstraite. J’ai voulu vérifier quand même.

« Certains de ces tableaux ont-ils un sens précis ?
– Non. Ce sont des peintures abstraites.
– C’est précisément ce que j’ai toujours aimé dans l’abstraction. Elle a un sens, mais ce sens n’est ni figuratif ni littéral. C’est aussi ce que j’aime dans ce que vous faites. C’est la réconciliation des cultures dans la recherche d’un alphabet universel. Pourtant, ce que vous avez peint en regard du texte d’Amélie Nothomb vous a été inspiré par ce qu’elle avait écrit, n’est-ce pas ?
– Absolument.
Je n’ai rien dit du livre que j’emportais avec moi. J’ai simplement promis à Amélie que j’enverrai la chronique du flâneur et le lien avec Saisons de culture à son éditeur.

A bientôt en novembre, cher lecteur

Marc Albert-Levin

azeraphim@aol.com