Regards

En mémoire de Zwy Milshtein

Pépites recueillies par Mylène Vignon

Milshtein est peintre et nous connaissons ses images. Mais des images, il n’y en a pas que dans sa peinture. Toujours, à côté de ses pinceaux, il y avait une plume. Et quelle plume !Saisons de culture vous propose chaque semaine de découvrir ses textes.
Contes, fictions ou comptes rendus de sa mémoire vive et malicieuse.

 

Texte n°1

Pavlik Morozov

 En 1943, j’avais neuf ans, dans ma classe était accrochée une photographie. La photographie en question représentait un petit garçon au visage angélique, au regard bleu limpide avec un foulard rouge autour du cou tout comme le mien. Il avait visiblement le même âge que moi. Cette photo me remplissait d’une terreur et d’une certaine admiration pour ne rien vous cacher. Ce petit garçon était un saint, un martyr de notre religion bolchévique.
A l’âge de 9 ans, le petit Pavlik Morozov a découvert que son père était un bandit, un criminel ennemi du peuple, un valet de l’impérialisme anglo-Américain. Que pouvait faire donc faire ce petit garçon pour sauver la grande Russie ? Je vous le demande ? Rien de mieux que de dénoncer son père aux autorités compétentes… Celles-ci ont arrêté l’ennemi du peuple et comme il se doit, elles l’ont expédié dans un monde meilleur… Mais là, je blasphème car il n’y a pas de monde meilleur que le monde soviétique, la patrie du prolétariat. Par conséquent, on l’a expédié dans un monde bien pire. Mais les proches et les amis du père, le 3 septembre 1932 ont battu à mort le petit Pavlik. Et comme ça, le petit Pavlik, le dénonciateur, est devenu le héros de l’Union soviétique. Un saint de l’église bolchévique, ce pourquoi il trônait en plein milieu de la classe au-dessus du tableau noir, avec ses cheveux blonds, son regard limpide et son petit foulard rouge qui symbolisait le sang des ouvriers, des paysans pour les jeunes Pionniers, les scouts bolcheviques.
Moi aussi je portais le même foulard, mais mon regard était moins limpide et plus fuyant car mon père à moi, fut aussi un criminel anti-révolutionnaire, un ennemi du peuple peut-être même un agent actif de l’impérialisme anglo-Américain et c’est à ce titre qu’il a eu droit à des vacances gratuites en Sibérie.
Mais moi, je ne l’ai jamais dénoncé, non pas parce que je craignais ses complices – il n’en avait pas –   mais j’avais très peur des larmes de ma mère. Peut-être mon père faisait parti du clan de ce fameux valet de l’impérialisme anglo-Américain dont j’aimerais encore aujourd’hui savoir de quoi ils avaient l’air… Au fond de moi-même je savais que mon père était innocent, que c’était un brave type, peut-être un peu divisionniste, mais juste un tout petit peu. J’en avais honte, mais vu que mes ancêtres ont crucifié Jésus … Je me suis fait une raison.
Un jour, devant toute la classe, je dus lire les aventures de Pavlik Morozov. Je tremblais de honte et de culpabilité que la vérité sur mon père n’éclate. Mais je m’y étais préparé en m’inventant une biographie où ma mère était transformée en femme de ménage et mon père en déserteur de ses responsabilités, qui avait fui à ma naissance. D’autres fois aussi, je l’ai tué au champ d’honneur ou fait emprisonner en Allemagne…
Même des années plus tard, déjà marié, père de famille et élève à l’école des Beaux-Arts de Paris, la culpabilité m’empêchait de vivre et transformait mes nuits en cauchemar.
Et voilà qu’un jour le camarade Gorbatchev a déclaré publiquement que le père de Pavlik n’était pas un koulak (un paysan méchant qui exploite ses camarades, un escroc du monde rural et un ennemi juré des kolkhozes), mais qu’il ne possédait que trois poules de trop. En conséquence de quoi Pavlik Morozov était devenu un sale petit garçon, expert en délation.
J’ai eu un tel choc que j’ai écrit une lettre à l’ambassade soviétique en leur signalant primo :
Que leur Pavlik Morozov m’avait déjà valu 10 années de psychanalyse et maintenant avec la déclaration de M. Gorbatchev, j’en aurais encore pour 10 ans. Secondo, voici la note de frais : 3 fois par semaine à raison de 50 francs. Faites, s’il vous plait, le compte vous-même.
J’espère que vous assumerez les frais. Inutile de dire que je n’ai jamais eu de réponse