Marc Albert-Levin
« Anachronique du flâneur » N° 28

Krikor Bedikian Incontestable auteur de chefs-d’œuvre inconnus Impressionniste cent ans trop tard mais toujours impressionnant
Marcel Duchamp, observateur très perspicace de la scène artistique de son temps (n’étaient-ils pas tous artistes dans sa famille ?) a fait remarquer que si l’œuvre d’un peintre survivait de vingt ans à la mort de son auteur, ce serait en vertu de mécanismes et de spéculations qui n’auraient plus rien à voir avec les intentions de l’artiste. Je crois entendre la voix enregistrée de Marchand du Sel, grand découvreur de « l’infra mince » (ce qui est à peine perceptible, comme le tassement d’un coussin lorsqu’on s’assoit dessus) ou l’inventeur de la quincaillerie paresseuse, « le robinet qui cesse de couler quand on ne l’écoute pas ». J’entends cette voix un peu nasillarde qui semble toujours teintée d’une pointe d’humour, que you tube rend accessible à qui veut l’entendre plus de cinquante ans après qu’elle s’est éteinte. Qui aurait pu imaginer qu’il y aurait un jour un Prix Marcel Duchamp ? Surtout pas lui, qui avait tenté de dynamiter ce qu’il appelait « la peinture rétinienne » et toute idée d’académisme. Ce prix, fondé en l’an 2000, en est à sa 22e édition ! C’est pourtant le concept d’infra mince qui va me permettre de retrouver un peintre dont j’aimerais vous parler maintenant qui s’appelait Krikor Bédikian. Sur une feuille de carnet pieusement conservée par le Centre Pompidou, Marcel Duchamp a écrit : « Le possible est un infra mince. » C’est ainsi qu’il écrit infra mince, sans trait d’union mais en séparant bien les deux composantes du mot. « La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est « l’explication » concrète du possible comme infra mince. Le possible impliquant le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’infra mince. » La possibilité pour plusieurs tubes de couleur de devenir un tableau de Krikor Bédikian… C’est une possibilité que Krikor n’a cessé d’explorer tout au long de sa vie. Impressionniste, oui, mais qui n’a jamais imité la touche de personne, pas plus celle de Seurat que celle de Signac, de Monet ou de Van Gogh. Il a trouvé sa touche personnelle, un peu décalée, à la fois précise et floue, parfois ressemblante parfois suggérée. Autoportraits, baigneuses sur la plage, les barques en bord de mer, les clowns, le cirque, natures mortes, c’est Picasso, c’est Lautrec : ces thèmes classiques de la peinture, Bédikian les a tous repris avec une fraîcheur qui lui a valu, de son vivant, de nombreux admirateurs. Maintenant encore ses partisans et collectionneurs comme Klaus Reuter, président de la Fondation Bédikian qui « s’est donnée pour vocation de conserver et promouvoir son œuvre » parle de lui avec une chaleur qui va bien au-delà de l’intérêt d’un simple collectionneur. La peinture de Bédikian a touché sa vie, comme elle a touché celle de Gertude Roquefort-Villeneuve (ex Mme. Luc), sa mécène et la co-fondatrice de la Fondation Bédikian dont Klaus Reuter a hérité. C’est une histoire d‘amour qui se propage, amour de Bédikian pour les sujets qu’il a peints, amour des collectionneurs pour les tableaux de Bédikian. D’ailleurs, il en va de l’amour de la peinture comme de l’amour de certains morceaux de musique, c’est une forme de contagion mais celle-ci bénéfique, une forme de partage et de générosité. Il y a souvent un(e) ami(e) qui vous dit : « Tu devrais voir cela ! » ou bien encore : « Il faut que tu écoutes ça ! » Krikor est parfois écrit Krigor, ce qui se rapproche de Grégoire la forme romanisée de son prénom, mais le prive du k présent dans Ankara, son lieu de naissance en 1908. Sa biographie s’ouvre sur une tragédie dont son œuvre, toute de charme et de tendresse, ne portera nulle part la moindre trace. Son père est assassiné sous ses yeux à Ankara, alors qu’il n’est encore qu’un enfant. Cela s’inscrit dans une tragédie qu’il faut bien appeler « le génocide des Arméniens ». Même Internet vous le dira si vous tapez «Massacre des Arméniens » : Le samedi 24 avril 1915, à Constantinople (l’ancien nom d’Istanbul), capitale de l'empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du gouvernement. C'est le début d'un génocide, le premier du XXe siècle. » Le père de Krikor était juge, il faisait donc partie des notables. Le gouvernement turc a longtemps nié la réalité de ce génocide. J’en ai appris l’existence par ma mère, née à Constantinople, en 1913, sous le nom de Blanche Fresco. Son père, possesseur d’un passeport britannique, s’en servit pour héberger plusieurs familles d’Arméniens en fuite. A plus de 90 ans, au début des années 2000, ma mère était toujours hantée par les cris des femmes arméniennes violées dont on assassinait les maris sous leurs yeux. Omiros (1927-2012) J’ai bien connu un autre peintre né en Turquie, à Istanbul. Il n’était pas arménien mais grec. Lui aussi était passé par l’Ecole de Paris dans les années 1950-1960, Il s’agit d’Omiros qui vécut très douloureusement le dilemme des années 1950 abstraction versus figuration, genres ennemis considérés comme incompatibles. Omiros élabora également une forme de peinture figurative très originale, mais totalement méconnue à une époque où seule l’abstraction avait droit de cité. Il émigra à New-York dans les années 1970 et entreprit de peindre sur un gigantesque rouleau de toile rien de moins qu’une histoire des civilisations. Grand admirateur d’icônes, il se lança aussi le défi de rénover la peinture byzantine. Il n’obtint jamais l’aval des autorités religieuses qui lui avaient proposé de décorer leur église. Mais il fit quantité de peintures sur ce thème et les reproduisit dans un livre de grand format qu’il intitula « Byzantine painting ». En 1978, Omiros, dans une série intitulée « Massacres et génocides du XXe siècle », peignit une toile de 2m,70 x 5m,30 intitulée « Le génocide arménien ». Dans une monographie en anglais sur son travail qui n’a jamais été publiée, je lui demandais : « Qu’est-ce qui t’a poussé, Omiros, à consacrer autant de temps à un sujet aussi désagréable et déplaisant ? Pourquoi peindre des toiles si différentes de ce que les gens aimeraient accrocher sur leurs murs, pour améliorer la décoration de l’espace dans lequel ils vivent ? » Il m’avait répondu : « Ce n’est pas un concept abstrait pour moi. Cela me touche dans ma chair. Ma femme, Rena, est arménienne. Je suis moi-même un Grec né en Turquie, et j’ai passé de nombreuses années à Paris avant d’émigrer aux Etats-Unis. Mes fils sont américains. Je suis un citoyen du monde et me sens concerné par les violations des droits humains partout où elles se perpétuent. Je ne peux pas oublier et personne ne devrait oublier. L’amnésie est précisément ce qui rend possible que cela se reproduise. » [caption id="" align="alignleft" width="739"]
livre autoédité intitulé « Abstract and Beyond » (Abstrait et au-delà) p. 221-222.[/caption] [caption id="" align="alignleft" width="739"]



46 x 38cm, huile sur toile.[/caption] « Le sourire » exprime la tendresse du peintre pour son modèle. La gratitude qu’il éprouve à son égard se ressent dans la douceur du tableau. Il y a l’inclinaison charmante du visage de Gertrude Luc, que Wikipedia qualifie de « femme du monde ». Elle fut deux fois mariée à des hommes occupant des positions importantes dans la société. Mais il semblerait que rien n’ait jamais ébréché l’amour platonique, cette sorte de communion dans l’amour de l’art qu’elle partagea avec cet artiste lui-même marié. Krikor l’a peinte rêveuse, les yeux à peine clos, un léger sourire s’esquisse sur son visage fin. Son teint lumineux contraste avec une longue mèche de cheveux noirs. On peut imaginer une abondante chevelure qui se confond avec les torsades du montant d’une chaise. C’est une curieuse aventure que celle de l’art aux XXe et XXIe siècles. On a inventé quelques mots pour en parler : « anti-art », « artisation » (transformation d’un objet usuel en œuvre d’art), « financiarisation »…Mais certains artistes, comme Krikor Bédikian, ont résisté aux sirènes de la modernité et ont continué leur poursuite de la beauté, contre vents et marées. L’écart est de plus en plus grand entre ce qu’une personne sans spécialisation particulière aime dans une exposition et ce qui lui est présenté comme « le fin du fin » de la modernité, noyé dans un discours souvent peu compréhensible. Il suffit pour bien s’en convaincre d’aller voir « La collection Pinault » à la Bourse de Commerce à Paris (du 19 janvier au 14 février 2022). Tous ceux à qui j’ai montré des reproductions de tableaux de Bédikian ce sont exclamés « C’est magnifique ! » Mais ils ne sont ni critiques d’art, ni spécialistes. Ils sont seulement sensibles à cette capacité qu’a eue Bédikian de « saisir le réel », de « suggérer la vie ». Personne ne devrait se laisser influencer par l’avis des autres, surtout lorsqu’il est fondé sur des modes et des préjugés du genre « L’impressionnisme, ce n’est beau que dans les musées ! » Rimbaud a revendiqué l’amour des « peintures idiotes ». Marcel Duchamp a un jour signé la peinture d’un restaurant devant laquelle il était assis, à New York. Il a proposé à la contemplation des objets déjà tout faits (ready made) choisis précisément pour leur insignifiance. Comment pourrais-je ne pas revendiquer haut et fort mon amour pour la peinture de Krikor Bédikian qui sut capter de façon si personnelle des moments et des mouvements de vie ? [caption id="" align="alignleft" width="739"]




chez Anna et Pierre Aussure. Photo Aliska Lahusen.[/caption] Je n’ai pu m’empêcher de lui rapporter l’anecdote de ma première rencontre avec Miles Davis à New York en 1975. Miles m’avait dévisagé de la tête aux pieds avant de constater, avec son inimitable voix éraillée : « You’re a short motherfucker ain’t you ? » Cela pourrait se traduire par « T’es un petit maman-fouteur, pas vrai ? » Mais comme j’ai constaté qu’il était exactement de la même taille que moi, j’ai répondu à l’insulte par un sourire mielleux. En réalité, j’étais transporté de rencontrer en personne ce magicien de la musique moderne qui avait enchanté mes jours et surtout tant de mes nuits depuis l’âge de quatorze ans. Comme il n’a pas senti chez moi la moindre hostilité, Miles s’est effacé de la porte et m’a dit en me faisant signe d’entrer« Go ahead, Indian ! » (Rentre, l’Indien). Il me confierait par la suite pendant cinq mois les clés de sa maison. Pourquoi ? Pour y faire le ménage et la cuisine parce que Sheila Anderrson, sa nouvelle petite amie, lui avait dit qu’elle ne viendrait pas vivre chez lui s’il n’engageait pas quelqu’un pour accomplir les menues tâches quotidiennes.. J’ai aussi demandé à Pierre Aussure quel était son lien avec la Pologne, puisque la Pologne est ce fil rouge qui relie les membres de Saisons de Culture, association franco-polonaise. Fil rouge ? Un fil invisible que, selon la mythologie chinoise, les dieux attachent autour des chevilles de ceux qui sont destinés à se rencontrer, à se marier ou à s'aider d'une façon ou d’une autre. Ceux que rapprochent leurs affinités électives pour reprendre le titre d’un ouvrage de Goethe. Pierre m’a répondu qu’il était marié à Anna Tepli-Aussure, qui était polonaise et qu’il avait rencontrée quand il était prof à Sciences Po. Un fil rouge invisible me relie moi aussi à la Pologne, puisque mon père est né à Varsovie. C’est quelque chose que j’ignorais jusqu’en 2011, lorsqu’Omiros m’a invité à venir voir son travail à New York. Le président Nicodème Sarkophage avait instauré un passeport « biométrique » que l’on ne pouvait obtenir qu’en fournissant la preuve de la francitude ou la francisation de ses parents. J’avais toujours cru que mon père Henri Levin était né en Russie. Il était fils d’un père (mon grand-père) « bibliothécaire du Tzar, avec droit de cité à Saint-Pétersbourg ». Avec une fierté enfantine, je répétais comme un perroquet pour épater mes copains de l’école communale de la rue Turgot dans le 9e arrondissement de Paris : « bibliothécaire du Tzar, avec droit de cité à Saint-Pétersbourg ». J’ignorais que ce « droit de cité » était un privilège accordé à quelques juifs que leur profession autorisait à résider dans la ville intra-muros, les autres étant contraints à vivre dans un ghetto. Comment prouver à Nicotine Sarkopathe la franchitude de mes deux parents décédés ? Ma mère était devenue française en épousant Emile Albert, un Français de souche né à Bressuire dans les Deux Sèvres. Il avait eu la bonne idée, en épousant notre mère, d’adopter ses quatre enfants, Danielle, Marc, Alain (Ilan) et Philippe. Ma franchitude ainsi prouvée, je n’ai retrouvé l’atelier d’Omiros, à Hoboken dans le New Jersey qu’avec un bon mois de retard. Et j’avais découvert sur la fiche d’état civil de mon père la mention « né à Varsovie » ! Il était né dans un train en 1902, pendant un voyage de ses parents en Pologne. D’ailleurs, à l’époque, la Pologne n’existait pas encore, elle avait été avalée par la Russie. En contredisant Alfred Jarry qui écrivit dans « Ubu roi » « S'il n'y avait pas de Pologne, il n'y aurait pas de Polonais ! », on pourrait dire de mon père : « S’il n’y avait pas de Pologne, il ne pouvait pas être polonais ! » Jusqu’à sa naturalisation française, après s’être illustré dans la Résistance, il n’avait eu qu’un passeport « Nansen ». Ce passeport prit le nom d’un scientifique et explorateur norvégien, Fritjof Nansen, qui fut de 1920 à 1930 Haut Commissaire aux réfugiés de la Société des Nations. Ce document servit de titre de transport, entre 1922 et la Seconde Guerre mondiale, à quantité d’apatrides et d’Arméniens. Notamment à Krikor Bédikian dont je parlais au début de cette « Anachronique ». Je lis dans une de ses biographies : « Né à Ankara, Turquie en 1908 … On le retrouve dans des orphelinats religieux à Corfou et à Beyrouth. C’est là qu’il réalise ses premiers dessins …avant de s’embarquer pour Marseille avec un passeport ‘Nansen’ … » Mais revenons à « Saisons de culture » et à cette soirée du 2 février 2022 en l’honneur de Woytek Konarzewski, chez Anna et Pierre Aussure. La plupart des invités étaient amis ou membres de l’association « Saisons de Culture ». Beaucoup s’étaient déjà vus à la Mairie du 6e arrondissement de Paris lors du « Florilège » qui célébrait les dix ans du magazine en ligne et de la maison d’édition éponyme (du même nom), pour reprendre cet adjectif souvent utilisé par Mylène Vignon. Ils semblaient tout droit sortis des pages de « Au fil du temps », le livre de portraits écrits par Mylène, la rédactrice en chef et illustré par des portraits photographiques de Woytek, le président de l’association. Pardonnez-moi de ne citer qu’un infime échantillon des personnes présentes, celles avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots ce soir-là : Je les nomme dans l’ordre alphabétique, par attachement à cette forme de classement qui, avec mon nom d’Albert, me met en tête de liste. Il y avait Delphine André, comédienne de talent, accompagnée d’un ami charmant qui m’a couvert de compliments ; Cyb, artiste peintre et écrivain, experte en philosophie ; Aliska Lahusen, sculptrice dont les formes simples et épurées me rappellent l’œuvre exemplaire de cette grande artiste d’origine hongroise que fut Marta Pan. J’avais rencontré Marta Pan lors de l’inauguration de sa sculpture flottante dans le parc de sculptures du Kröller-Muller Museum à Otterlo, en Hollande. J’y avais été invité par Jean-Robert Arnaud, qui était son marchand. Le schnaps accompagnant le poisson fumé offert aux visiteurs m’avait fait tourner la tête. En traversant une salle pleine de tableaux de Van Gogh, j’avais pensé qu’un peu d’alcool aidait à mieux comprendre la façon peu logique qu’avait Vincent de faire danser l’espace autour des objets. Je m’en souviens encore, plus de cinquante ans plus tard. Je continue à égrainer le nom de quelques invités en essayant de ne pas me perdre dans des digressions autobiographiques. Comme dirait mon ennemi intime, Zéglobo Zéraphim, « Il ne parle des autres que pour parler de lui ! – Mais non, mais non ! – Mais si mais si ! » Il y avait aussi Katarzyna Lavocat, (lissier, lissière ?) autrice de tapisseries aux couleurs aussi joyeuses que soyeuses ; Gilles Naudin, directeur d’une galerie de la rue Visconti où j’ai vu les peintures parfois assez sombres d’Anouk Grinberg. En plus d’être l’actrice talentueuse que beaucoup connaissent, Anouk est aussi l’autrice de « Dans le cerveau des comédiens », un livre dont mon propre cerveau n’a pas toujours tout compris ; Sophie Sainrapt, dont l’œuvre est un constant éloge de la beauté féminine ; Esther Segal, dont les émissions radiophoniques sur « Présence protestante » « Plaisir d’écrire » sont devenues « Le sentier des étoiles », un livre édité par Saisons de culture ; et Katy Sroussy, qui programme les expositions sur les miroirs du café Select où j’ai vu notamment les peintures de Cyb. Mais ma grande découverte de la soirée a été d’ordre musical. Devant un impressionnant buffet, j’avais remarqué une jeune femme brune, discrète, presque effacée, qui remportait dans la cuisine les assiettes remplies de noyaux d’olives et de cure-dents et les verres vides abandonnés. J’ai pensé : « probablement une amie de la famille ». En plus d’une collation le texte de l’invitation envoyée par Woytek promettait « un petit concert de piano ». Mais la soirée avançait et toujours pas de musique. La maîtresse de maison, Anna Tepli-Aussure (elle-même autrice d’un très beau livre, texte et photographies intitulé « La Chine sans masque ») avait servi à tout le monde dans des gobelets dorés une spécialité polonaise, un consommé de betterave (un bortch) délicieux. [caption id="" align="alignleft" width="189"]


