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Wagner, Les Maîtres chanteurs : l’envers du décor

Par Cybèle Air

La réflexivité n’est pas seulement le propre de la philosophie, mais celle des arts, qui s’attardent avec génie parfois à se comprendre eux-mêmes. Pour l’opéra depuis son origine au début du XVIIème siècle, la question des relations de la parole et de la musique reste centrale.

Richard STRAUSS en 1942 en fera le thème de son dernier opéra Capriccio, Olivier le poète, et Flamand le compositeur, essayant de séduire la belle Comtesse, Renée Fleming en 2004 : « Qui est premier dans l’opéra ? » « le parole o la musica ? ». L’éblouissante mise en scène de Robert CARSEN présentée plusieurs fois à l’Opéra Garnier ces dernières années, mettait en images, inoubliables, ce théâtre dans le théâtre, cette réflexivité de l’opéra s’interrogeant sur ses sortilèges ses magies, sa puissance, ses ressorts et son mystère. Déjà RAMEAU en 1745 dans son Platée, farce moqueuse et mythologique, inventait le personnage de la Folie, Mireille Delunsch en 2006, exubérante et décidément inoubliable elle aussi, arrachant les feuillets de sa robe faite de partitions, ornée d’une grande perruque blanche Ancien Régime, décochant ses croches et dièses pour montrer que la musique prime sur le texte : faire rire sur des vers tristes, et sangloter sur des vers gais. La mise en scène de Laurent PELLY maintes fois reprises à l’Opéra Garnier, encore à l’automne 2015, nous faisait vivre avec jubilation ce débat tout théorique au cœur de l’aventure lyrique. « Prima le parole, dopo la musica ! » ou « Prima la musica, dopo le parole ! ». La Comtesse conclura à la fin de Capriccio : « Peine inutile, chercher à les disjoindre. D’une seule source paroles et musique font naître des beautés nouvelles. Mystères de l’heure. Par leur accord les deux arts sont sauvés. »

Die Meistersinger von Nürnberg de Wagner participent de cette même joyeuse réflexivité d’un art sur lui-même, car il est notable que ce sujet profond s’accompagne dans les trois cas cités d’une atmosphère de récréation, de jeu, de légèreté_ comme si une distanciation s’avérait indispensable, ici l’effet de l’écart comique. « Récréation », le terme vient à l’esprit, à la sensibilité, peut-être parce qu’il s’agit d’une re-création, de repenser une tradition, pour l’opéra la manière d’articuler la parole et la musique. C’est l’enjeu capital pour Wagner qui réinvente ce rapport. Il ne s’agit plus d’articuler les deux, mais bien de produire un texte qui soit de part en part musique. Lorsque les Maîtres chanteurs brandissent les règles, et en particulier celle de la rime finale, Walther qui représente Wagner, lui oppose la liberté d’un texte poétique rythmé de l’intérieur, comme une grande vague qui saisit tout l’être. Wagner ne parle plus de « livret », mais de « poème d’opéra ». C’est pourquoi il écrit d’abord tous ses textes, il les façonne musicalement. La musique est au principe même du choix des mots et des sons des mots, le même est le musicien et le poète. Le « Gesamtkunstwerk », l’œuvre d’art totale, si elle a pu paraître servir certain totalitarisme, est en son principe le résultat d’une recherche artistique entière et audacieuse. Le chef Philippe JORDAN qui dirige Les Maîtres chanteurs à l’Opéra Bastille, s’inscrit dans ce retour aux sources de l’inspiration wagnérienne. La mise en scène festive, drôle et colorée de Stefan HERHEIM appuie pleinement sa démarche.

Le propos, sérieux et philosophique, réclame une forme légère et enlevée, car l’art n’est pas la philosophie : il est sérieux de biais, ce qui est plus élégant et plus efficace_ définitive supériorité de l’art sur la philosophie. Les Maîtreschanteurs nous enchantent donc comme un conte de fées, et le metteur en scène dresse la statue de GRIMM qui a récolté bien des légendes qui ont nourri Wagner, il fait surgir dans la folie de la nuit de la Saint-Jean à la fin du deuxième acte, tous les contes de notre enfance, et même des personnages du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Nous sommes emmenés pendant 4 heures 30 d’opéra, dans ce lieu intermédiaire de l’imagination et de la pensée, où nous affûtons nos concepts en retrouvant une spontanéité et une disponibilité d’enfant. L’histoire finit bien, Eva pourra épouser son beau chevalier Walther : le seul opéra de Wagner qui se finit bien pourrait-on dire. Il vient d’achever Tristan et Isolde_ première représentation en 1865_, nous avons ici l’autre versant, Les Maîtreschanteurs en 1868 qui fait explicitement référence à Tristan. Hans Sachs, le célèbre Maître chanteur du XVIème siècle, personnage historique, soutient Walther, est une sorte de double de Wagner lui aussi, et trop âgé pour convoiter Eva, aide les deux jeunes gens à conquérir leur union. Il ne veut pas faire l’erreur du Roi Marke avec Isolde explique-t-il. Mais la référence musicale à Tristan et même à Siegfried surgit régulièrement dans l’opéra, quand ces vagues, ces cuivres, ou ces sombres ponctuations se saisissent du spectateur. La deuxième voix, celle de l’orchestre, personnage à part entière dans l’œuvre de Wagner, s’enroule, se développe, nous ravit_ elle est musique se faisant voix, sans parole, ce que l’on appelle « Leitmotiv ».

La qualité des voix de cette distribution, Gerald FINLEY dans le rôle de Hans Sachs, Brandon JONANOVICH pour Walther von Stolzing et Julia KLEITER pour Eva, la vivacité de l’orchestre et la fougue du chef nous donnent toute la mesure de cet autre Wagner, de Wagner se posant dans une tradition et foncièrement novateur : l’envers joyeux du décor, récréation et profondeur.

Opéra National de Paris, du 1er au 28 mars 2016