Regards

Pierre Bonnard – Peindre l’Arcadie

Par Henri-Hugues Lejeune

Consacrée à un grand artiste, une exposition se doit de viser à une expression totale, à harmoniser l’idée que l’on a de lui, le voir s’animer sous les yeux du visiteur. Elle portera à l’incandescence cet amas de rêveries, de perceptions confuses, d’idées que nous pouvions avoir à son égard, dans une effusion la plus euphorique et profonde possible pour aboutir à la synthèse idéale de la réalité avec l’idée, la chose avec l’esprit, Aristote avec Platon: en un mot comprendre!

Telle a visiblement été l’ambition des réalisateurs de cette superbe exposition que le Président du Musée d’Orsay Guy Cogeval portait en lui nous dit-il depuis de nombreuses années. Je suis convaincu qu’ils l’ont réalisée.

Certes Bonnard s’y prêtait, qui a représenté en ce XXème siècle turbulent l’artiste à l’état pur qui n’a voulu être et surtout se montrer qu’à travers ce qu’il nous conviait à voir, enfouissant inlassablement au fond de lui-même tout ce qu’il pouvait s’y trouver d’autre, promenant dans la vie un personnage charmant et très attachant, intelligent, observateur et drôle, très aimé de ses proches et le leur rendant bien.

Il instillait dans ses seules oeuvres tout le reste, par discrétion peut-être bien plus que par un goût du secret et une réserve qui ne lui manquaient pas cependant, ni l’humour, l’autocritique, l’esprit d’observation ou un sens profond de l’actualité, s’il voilait par ailleurs, de tout ceci, l’éclat.

Il faut tout de même se souvenir ou retrouver dans sa biographie que, dans un premier temps, il fut intimement mêlé, avec la Revue Blanche, les activités du mouvement Nabi entre autres, à la vie artistique parisienne la plus aiguë et la plus représentative d’une partie au moins de l’avant-garde, et ce dès son admission aux Beaux-Arts en 1889 jusque vers 1910 où, sous la double influence de son esprit d’indépendance et de son acharnement à approfondir son oeuvre et de la neurasthénie maladive de sa compagne Marthe, qu’il épousera en 1925, il s’enfoncera dans une solitude et un isolement grandissants, sauf peut-être en ce qui concerne son entourage très proche et ses amis.

Il serait intéressant à cet égard de connaître le rôle précis de l’un et de l’autre dans ce processus.

Ainsi cet oeuvre apparemment centré sur le monde proche, les paysages qu’il contemple de chez lui, le corps nu ou l’apparence de Marthe et de quelques autres modèles, y compris celles qu’il aima, et tant d’intérieurs et de jardins évoquant de simples épisodes de vie intime et bourgeoise, est en réalité une tentative parfaitement concertée d’art total.

L’Art pour l’Art? Mais ce peintre parfois sculpteur est des plus complexes. Comment le restituer, percer l’évident secret dans lequel il s’enrobe, se dérobe? Tel fut le but poursuivi sans faillir par la scénographie très intense conçue par

Hubert Le Gall.

En face de chacune de ces oeuvres, qui sont autant de projections vers le monde extérieur, nous nous trouvons comme les passagers du Nautilus de Jules

Verne contemplant les fonds marins, le tableau ressort sur un fond de couleur à la neutralité impeccable, dans l’éclairage qui le sert le mieux sans qu’il fasse mine de paraître.

Il a constitué dans les salles d’Orsay comme un labyrinthe qui se présente sous forme de corridors se succédant à angles droits autonomes semblerait-t-il, entrecroisés de salles de tailles diverses où d’importants thèmes abordés par Bonnard entreprennent leur dialogue, composant une sorte d’univers où se déroulerait la biographie de l’artiste, son existence réfugiée et caparaçonnée en lui-même, où le tableau incarne les percées de sa représentation, sa communication avec le monde extérieur, la vision qu’il se donne, à lui comme à nous, de l’Univers, tandis que lui, comme nous, cheminons de concert à travers ce tunnel de l’être intérieur.

S’il est sans doute évident qu’il n’a pas peint toute sa vie de la même manière, cela importe assez peu et l’on ne se soucie pas ici de nous pousser à cette recherche: on admet le postulat qu’il s’est constamment donné à lui-même les moyens de la représentation qu’il désirait sans vraiment comparer ses oeuvres des dernières années à ce qu’il peignait cinquante ans plus tôt.

Assurément, la période « Nabi » montre des intérieurs clos, à la lumière très sombre. A la fin de sa vie, de plus en plus, l’extérieur dévore tout et la présence humaine se fait plus distraite, épisodique pourrait-on penser.

L’espace se mue en pièces sans architecture, aux dispositions truquées, par le truchement en apparence anodin de fenêtres, de miroirs, d’angles de vision dont il joue sans la moindre spontanéité mais dans l’expression de messages induits à la complexité grandissante.

Il dira, tout à la fin de sa vie, une des dernières fois sans doute qu’il parcourait le Louvre où il avait été si assidu, plaisantant à demi: » Ce qu’il y a de mieux dans les musées, ce sont les fenêtres ».

Ces fenêtres, cet espace, Matisse aida-t-il ce très grand peintre à les faire jouer, s’animer au service de son art, son ami Redon l’entraîna-t-il dans le voyage vers cette folie de couleurs pures, ce vertige de reflets, ces matières incoercibles, ces hardiesses chromatiques apparemment des plus incontrôlées mais si éloquentes où Picasso, qui le détestait, n’aura jamais eu accès?

Si Bonnard nous donne aujourd’hui l’impression d’avoir peint de même du début à la fin de sa vie il aura en tout état de cause vécu lucide et mélancolique, cet irréfragable duo.

Mais nous du moins quitterons-nous cette exposition avec le sentiment, orgueilleux peut-être mais n’est-ce pas une des plus exaltantes merveilles que peut nous accorder l’art, de connaître Bonnard et de ne plus ignorer pourquoi nous l’aimons.

Avec, au coin de l’esprit, une petite question à laquelle, à dessein bien sûr, le Musée d’Orsay a pris bien garde de répondre: les mêmes causes produisent-elles les mêmes effets, en art aussi?

Quid ainsi de Vuillard, le grand ami, le frère d’armes?

Musée d’Orsay du 17 mars au 19 juillet 2015

www.musee-orsay.fr