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La collection Chtchoukine à La Fondation Louis Vuitton

Depuis le 22 Octobre 2016

Elle n’avait certes pas besoin de ma louange, mais à présent que je l’ai vue, je sens sa clarté et tout ce qu’elle m’a apporté.

Chtchoukine, archétype Russe du collectionneur, né en 1854, a procédé grosso modo de 1898 à 1914 à l’acquisition de cette pinacothèque en un temps, approximativement l’apex des immenses artistes qui se trouvaient être ses contemporains, et, pour ceux qui lui étaient antérieurs, à celui où leur gloire venait enfin les rejoindre, (Gauguin entre tous), entourant leur œuvre d’une aura qui ne devait plus les quitter. D’autres-bien d’autres-figurent comme des curiosités. Il s’agit de très grands peintres qui ne se trouvent ici nullement par hasard ; il les a rencontrés et élus en quelques œuvres et un peu comme pour nous soumettre une énigme, une devinette qu’il devait bien se poser à lui-même et à l’intérieur de laquelle il nous admet pour voir si nous allons comprendre.

Que s’est-il passé là ? Car, à l’émotion qui nous étreint, il est évident qu’il s’est passé quelque chose.

Cette collection figure le récit d’un amour immodéré de la peinture qui envahit tout et finit par restituer la nature toute entière vouée à la modernité et projetée le nez dans sa propre avant-garde qu’elle décrit mieux que toute autre…

Une quête si fine, une investigation si profonde que les chefs-d’œuvre finissent par ‘s’y ramasser à la pelle.

Des Monet ultimes, les Matisse les plus profonds, qui font comprendre que cet artiste fut l’un des pivots de ce siècle si riche, un Redon de petite dimension mais où le rouge est tout entier enfermé et mystérieusement mis en question, Guillaumin, Maurice Denis, le douanier Rousseau, nul n’est ici par hasard, même ce Carrière au lumineux clair-obscur qui tend sur l’époque le rideau de mousseline du rêve.

Peu à peu les paysages, les foules, les scènes de rue s’écartent, la peinture se referme sur elle-même et nous nous confinons dans une sorte de laboratoire, l’antre plutôt d’un alchimiste où s’élabore, se cherche inlassablement la pierre philosophale de la modernité, où la peinture s’enivre…

Chtchoukine n’était en rien l’hôte passif de sa collection qu’il redistribuait au fil de sa méditation dans les divers espaces de son palais.

Il était un Russe orthodoxe : plusieurs des lieux sacrés, des zones mystiques impliqués par sa conception religieuse du monde lui intimaient la séparation du chœur et de la nef, l’initié de l’impétrant, l’isolation du sanctuaire comme la vision iconique de l’Univers à l’intérieur duquel s’inscrivent ses habitants. L’iconostase, de manière décisive, sépare les initiés, circonscrit et isole les peintures. En un mot, de se livrer de jour en jour, corps et âme, aux « intercesseurs ».

Certes, ceux qui l’ont emmené et affermi dans son itinéraire auront été les plus grands marchands et les plus subtils connaisseurs de marché parisien, de Durand-Ruel à Vollard puis Bernheim et Kahnweiler, sans compter les artistes, Monet, Matisse, Picasso qui furent ses proches amis, jusqu’à l’ombre de Gauguin dont il comprit la mystique et ce primitivisme qu’il rechercha la spontanéité chez le Douanier Rousseau comme chez Matisse ou Picasso quand ils s’y adonnèrent eux-mêmes et qu’il concentrait dans sa « Grande Iconostase ».

Dès l’initiation de sa collection, Chtchoukine sut se placer dans le sillage de Cézanne : au commencement, pour lui, était Cézanne.

Il en viendra vite à opposer le père de la modernité (notre père à tous dira Picasso) à ses fils rebelles. Comme pour éprouver leur puissance et leur capacité de résistance, les habituer et se familiariser avec leur présence il plaçait les unes après les autres face à son grand Autoportrait (de 1882) de Cézanne les œuvres nouvelles qui entraient dans la collection avant de leur trouver leur « vraie » place et d’être certain de les avoir comprises et intégrées et de leur trouver leur vraie place.

Il savait prendre conscience du parcours qui était le sien qu’il jugeait en pleine lucidité ; dans une humilité assez fine, il philosophait. Ne comprenant pas toujours Picasso ni le sens de ce qu’il cherchait, où au juste il voulait se rendre, lui et son art, emmenant vers l’inconnu sa vision de la Modernité… « Je ne le comprends pas toujours mais c’est probablement lui qui a raison et pas moi… »

L’architecture méditative de la chapelle du Palais Troubetskoï abritait la « Première Collection » d’inspiration symboliste, romantique et impressionniste, paysages, scènes de genre ou compositions allégoriques autour de l’orchestration du « Salon du Dauphin » à Versailles (de Maurice Lobre) où se reflètent à l’infini les jardins du Parc et le miroitement de ses pièces d’eau.

Ce collectionneur modèle et sensible à l’immense frémissement de son pays-et qui devait un jour l’engloutir – acquit aussi un nombre considérable de « jeunes » artistes russes dès lors qu’il « éprouvait » leur ouverture, si excessive qu’elle puisse être, à la tornade qui s’était emparée de l’Europe derrière l’Ecole Française : ces salles ne sont pas et de loin les moins intéressantes à voir ici, si elles s’adressent parfois davantage à l’érudit qu’au sensible.

L’exposition, dans son ensemble, figure une « Carte du Tendre » de l’Art Moderne.

En tout état de cause, le Rêve, éveillé, ne s’endort plus, peut-on songer en quittant ces lieux où nous avons vu se jouer l’enchantement d’une vie.

Henri-Hugues Lejeune