Evenements

Le couperet est tombé

Par William Mesguich

Le couperet est tombé aussi implacable que la déflagration sanitaire, aussi dévastateur que le cauchemar le plus accablant, aussi âpre, aussi féroce qu’une hyène furieuse. Notre espérance est freinée, notre désir, émoussé, notre ardeur, pour une part, pulvérisée.
Le théâtre, machine à rêver, bateau des songes, soubresauts poétiques inestimables venus de la nuit des temps et de l’intime, s’est abîmé sur l’adret et l’ubac de nos consciences hagardes, apeurées par la violence de sa soudaineté inéluctable.
Et Avignon est disloqué, perclus de brisures irréconciliables, Édimbourg est mutilé au cœur, le liquide rougeoyant irradie nos larmes qui déjà se tarissent de s’être trop répandues. Aix et Orange sont balafrés à l’âme. Giclure cireuse qui s’enfouit dans les tréfonds de notre asthénie.
Le cri muet. Le cri aux confins des ténèbres.
Ce cri de désespoir, de terreur, d’incantation, cher à Pierre Debauche, mon maître de théâtre sublime et celui de tant de mes camarades d’invention, se fracasse joyeusement sur les plis et replis de nos souvenirs. Ce cri contamine tout notre être, il le bouleverse. Insondable silence, déferlement assoiffé.
Il dit notre impuissance. Il dit notre lâcheté.
Il dit aussi notre soif de toucher à la beauté, notre désir de partage d’amour. Il décline notre part tragique, mais aussi un espoir de pouvoir bientôt à nouveau converser avec les Dieux, maugréer l’incantatoire de notre affliction abyssale, hurler notre envie irrépressible d’intelligence et de grandiose, se murmurer les métaphores les plus douces du monde. Faire des clins d’œil au regard tendre de l’allégorie et de sa copine la prosopopée.
Ce cri, comme un coup de semonce, unique objet de notre désir, percuté par la terreur, n’est pas la fin, mais les prémices d’un ailleurs.
Plus tard.
Autrement.
Ce cri comme une œillade tétanisée, abîme de nous-mêmes. Ce cri-ravage comme une calamité. Mélancolique.
Nous nous sommes échoués sur les rives de notre aveuglement, nous avons lacéré la grâce qui devait conduire à freiner notre course, à modérer notre élan trompeur.
Tel Prométhée, nous avons encouragé nos lèvres à façonner ce cri pour dire notre impuissance, notre désespérance, mais aussi notre farouche appétence pour l’inouï, ange bouleversé de nos cœurs enflammés.
Il faut rebâtir sur les ruines de notre désolation, il faut plonger dans le gouffre de notre bouillonnement.
Confinés, mais pas dans nos cœurs.
Confinés, mais pas dans nos esprits.
Faire déferler les cascades de la beauté et du rêve.
Envoûter les ombres incandescentes du paysage meurtri et embrasser la douceur de l’écureuil taquin.
Et le cri muet laissera toute sa place à la couture de nos doutes, à l’apparition du colibri et à la joie d’un autre monde à venir, comme l’éclat bouleversant de nos âmes revivifiées.
Ce cri, cette gifle magistrale, est un appel à la délicatesse et à la magnificence.
Et alors, le temps, cet allié trop longtemps insoupçonné, cheminera majestueusement et tendrement avec la patience, sa complice au long cours, et ils rencontreront l’éternel envoûtement du sens et des sons et la cadence chaloupée de nos lyres à réenchanter.
Pensées émues et tendres pour tous les arpenteurs de l’invention poétique, pour tous les bâtisseurs de nos chimères les plus rares, pour toutes les tentatives vernaculaires ou universelles de tendre vers l’émotion, le partage et l’échange, accroître encore et encore l’espace de nos mirages merveilleux.
Je vous serre dans mes bras.
Pensées, bien sûr, pour tous les combattants de cette tragédie, ces premiers de cordée qui bravent la mort pour sauver l’humanité.
Je vous serre dans mes bras.
Et pensées pour tous les désormais absents, les échoués du chagrin.
Je vous serre aussi dans mes bras.

Courage.