Lettres

Retrouvailles au Lutetia

Par Kat Sroussy

Marie-Jo Bonnet, historienne, auteure de quatre livres d’art, animatrice du Café des Femmes à la Coupole pendant plus de dix ans, invitée particulière et régulière d’un groupe de femmes polonaises féministes, s’est penchée cette fois-ci , sur l’histoire du Lutétia.

Son livre Lutetia 1945 – Le Centre d’accueil et de contrôle des déportés, est doté d’une documentation exceptionnelle. Marie-Jo Bonnet a fait une reconstitution de l’histoire à partir des archives presque secrètes. Elle a mené un travail de longue haleine pour réussir à écrire le premier livre d’histoire sur l’accueil des déportés au Lutetia. Ce petit livre rare et passionnant, travail incroyable de mémoire, devrait être lu par tous

Marie-Jo Bonnet, pourquoi et comment avez-vous écrit ce livre et rassemblé autant de documents ?

«Le Lutetia est un lieu qui m’a toujours bouleversée. Parmi mes proches, je compte plusieurs déportés, mais je ne suis pas sûre qu’ils soient passés par le Lutetia. En fait j’éprouve une sensibilité particulière pour ce lieu qui symbolise pour moi le choc de la prise de conscience de la tragédie de la déportation. Il y a dix ans, j’étais présidente de la section Paris des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. J’ai suggéré d’organiser une exposition sur « Le retour des déportés » qui a été ma première contribution à cette histoire. Puis j’ai été interviewée pour un documentaire de Stéphanie Trouillard sur le Lutetia pour la télévision France 24.

Comme nous commémorons cette année les 80 ans de la Libération des camps, j’ai proposé à mon éditeur Chryséis Éditions de publier mes recherches. Il a tout de suite accepté et m’a accompagné dans ce travail avec une attention particulière aux documents d’archives dont la plupart étaient inconnus.»

La réquisition du Lutetia s’est faite dans l’improvisation la plus grande car dans un premier temps, le Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés pensait pouvoir accueillir tous les rapatriés de guerre à la gare d’Orsay. On s’est vite rendu compte que c’était impossible et qu’on devait accueillir les déportés dans un lieu spécifique. Un groupe de résistant est allé voir le général de Gaulle. Il se trouvait que l’hôtel Lutetia – qui avait été occupé par les Allemands sous l’Occupation- était le seul très grand hôtel libre dans Paris. Les autres étant réquisitionnés par les Alliés.

L’équipe d’encadrement s’est vite mise en place aidés de nombreux bénévoles venus de partout: scouts, infirmières, médecins, assistantes sociales, cuisinières. Ils viennent tous de la Résistance, en particulier l’hôtelière-chef, Yanka Zlatin, d’origine juive polonaise et surnommée la «dame d’Izieu», en référence à son action auprès des enfants juifs qu’elle cachait à Izieu. L’équipe inclut également des militaires issus des services secrets chargés d’identifier les déportés, de recueillir le nom des criminels de guerre en vue des procès et de repérer les faux déportés parce que même des nazis se faisaient passer pour des déportés pour quitter l’Allemagne.

Les premiers survivants sont arrivés fin avril 1945 en provenance de Buchenwald, puis des différents camps libérés au fur et à mesure de l’avance de l’armée alliée. Il y a perpétuellement des arrivées. Certains jours, ils peuvent être 2000 qui doivent être aspergés de DTT contre les poux, passer une visite médicale, se reposer dans une chambre quand ils sont trop épuisés, prendre des repas et rejoindre leur famille grâce au personnel chargé de les contacter.

Parmi les rapatriés se trouvaient également des étrangers. 450 enfants d’Europe centrale en provenance du camp de Buchenwald, des Républicains Espagnols réfugiés en France après la victoire de Franco, qui ont été livrés aux Allemands par Pétain et internés au camp de Mauthausen. Il y a aussi des Résistants Polonais membre du réseau de renseignements militaires Franco polonais F2, des « prises de guerre » comme Zygmunt Zaleski et Wencelas Godlewski, directeur du Lycée polonais de Villard-de-Lans, sans oublier des immigrés polonais, mineurs travaillant dans le Nord et ou le Massif central. Pour beaucoup d’entre eux, et elles, ce passage par le Lutetia les a aidés à faire le choix de la liberté.

Quand aux Juifs, rentrés en très petit nombre, ils avaient tout perdu, victimes des multiples spoliations mises en œuvre par l’odieux statut des Juifs mais surtout l’extermination des Juifs d’Europe organisée par le Reich allemand. Sur les 76000 déportés de France, seulement 4000 survivront.

Les témoignages des «revenants» sont bouleversants comme ceux des familles et amis venus au Lutetia dans l’espoir de retrouver leurs proches. « Ainsi j’ai retrouvé dans les archives une lettre au sujet de Maurice Halbwachs et Henri Maspero, professeurs au Collège de France qui avaient été déportés à Buchenwald. Avec une sécheresse étonnante, le Collège de France répondait que le correspondant de guerre de l’armée, Patton avait télégraphié à l’Agence France Presse puis au directeur de l’Ecole normale en disant que s’ils n’ont pas été trouvés c’est qu’ils étaient -Morts pour la France-. Et c’est tout! Deux de nos plus grands savants! Dans les archives de l’Institut Curie il y avait aussi plusieurs dossiers relatifs aux professeurs de médecine qui ont été arrêtés à l’Institut du seul fait qu’ils étaient Juifs.»

Jusqu’à la fin août 1945, le Lutetia va accueillir entre 17000 et 20000 déportés, soit plus d’un rapatrié sur trois. C’est un «lieu sacré» dira Juliette Gréco qui y a retrouvé sa mère et sa sœur déportées. Gisèle Guillemot, jeune résistante normande résuma bien l’importance du Lutetia en disant « Notre deuxième vie a commencé là, dans ce lieu. Quand nous y sommes rentrés, nous n’étions que des matricules; nous en sortions redevenus des citoyens.»

Marie-Jo Bonnet, LUTETIA 1945- Le centre d’accueil et de contrôle des déportés, Chryséis Éditions, 2025.

A voir et lire aussi:

-Stéphanie Trouillard, Quand l’hôtel Lutetia à Paris accueillait les survivants des camps nazis, Documentaire France 24, 6 minutes. En ligne.

-Livre sur Auschwitz Ana Novac, Les beaux jours de ma jeunesse, Gallimard, 1968.