Lettres

Nos rêves sont toujours vrais, « Les belles canapéennes »

Par Catherine Murgante

Plasticienne, poétesse, conteuse, écrivaine, Mylène Vignon réalise « Les belles Canapéennes », œuvre composée de collages et didascalies au printemps 2022, à la suite des confinements. Elle nous offre un récit d’images et de mots fait de songes, de réminiscences, où elle assemble des corps, des fragments de vie qui font naître les pensées. Dans cet ouvrage dédié à ses amies convalescentes, l’écriture, est à la fois lien, respiration, présence.

« Ce qu’on imagine dehors, en fait est dedans » (Christian Bobin)

Entretien :

 

Comment est conçu le livre ? S’agit-il d’un rêve entrecoupé de réveils, de souvenirs du passé, d’un monde disparu, de l’enfance aussi ?

Mylène Vignon : On avait du temps, et le temps est générateur de retours, de sentiments, de visions du passé qui me sont revenus. C’était à la fois très onirique et réel puisque nous étions dans un moment autre, suspendu. Et cette suspension dans le temps a généré des choses qui n’auraient pas eu lieu s’il n’y avait pas eu cette expérience sanitaire que nous avons tous vécue. Elle a donné un espace pour créer à beaucoup d’entre nous. J’ai eu le temps de faire ce retour, ayant moi-même connu les fièvres. Avec mes amies, nous avions beaucoup de discussions et tout cela a nourri un sentiment onirique en moi.

 

Cette dimension du rêve n’a-t-elle pas amené une interrogation sur soi ?

On entrait profondément dans un moi différent qu’on n’avait peut-être pas l’habitude de côtoyer autrement, avec la vie trépidante. Les fièvres aussi nous forcent à être un peu lascives, et à être un peu plus ailleurs dans une espèce de demi-teinte de sentiments.

 

Comment décrire cet état d’abandon, quel était le ressenti de ces femmes à ce moment-là ?

Avec mes amies que j’interrogeais, anciennes et nouvelles, nous étions dans une sorte de léthargie active et effectivement de volupté. Il y avait de la sensualité dans leurs propos parce qu’elles étaient lascives et n’avaient pas le rythme habituel, qui peut-être efface cette chose-là. Autour de moi, il y avait beaucoup de gens malades, surtout des femmes. Les hommes avaient plus de pudeur, ils parlaient moins. Mais mes amies femmes se sentaient à l’aise pour en parler puisque j’étais comme elles.

 

Dans le prologue, tu écris « c’est pire… elle pense », à quoi pensent-elles ?

Elles pensent beaucoup à leur enfance. C’était finalement une pensée pas seulement teintée d’onirisme mais un peu spirituelle. Je sentais que cette situation amenait une dimension où on se posait beaucoup de questions. A cette période, quelque chose s’est ouvert en moi, une autre approche de la lumière. J’ai laissé tomber le masque, mon regard a changé, et j’ai encore plus envie d’aider les autres à être en lumière.

 

Cette spiritualité que tu évoques, est-elle liée directement au contexte? Et pourtant la mort n’est pas vraiment présente dans le livre.

Elle est peu présente mais à la fin presque. Une didascalie dit que « c’est proche » et on laisse aller. La mort était autour de nous, j’ai perdu des amis. Et peut-être aussi qu’on se posait la grande question de savoir où allaient ces âmes-là, ces anges-là, ce qu’ils devenaient. On envoyait des pensées à ces gens qui étaient partis, et on attendait de leur part un retour, on prenait le temps. Le temps était vraiment une pépite parce qu’il a ouvert d’autres possibilités.

 

Comment le livre permet-il de transcender cette réalité en nous offrant une autre perception ?

La réalité est perçue à travers l’image et la petite phrase de didascalie qui accompagne l’image. Ce texte court est la clef pour comprendre quelque chose de cette image. C’est juste une clef, on entrouvre et après on ajoute sa réalité en regardant l’image. Mes amies se sont beaucoup retrouvées dans ces pages. L’une m’a dit « tiens, là c’est moi ».

 

La didascalie fait-elle naître l’image ou l’inverse ?

C’est tantôt l’un, tantôt l’autre. J’avais écrit un grand texte sur notre quotidien de ce moment, dont j’ai extrait le prologue qui est n’en est qu’une partie. En écrivant ces lignes, je voyais des images et je me suis dit qu’il fallait commencer à réaliser le collage. En revoyant les morceaux qui me restaient d’autres collages déchirés, découpés ou déstructurés, une nouvelle image venait parfois qui n’était pas encore tout à fait induite dans le texte préalable. Et une autre didascalie pouvait naître de ces morceaux qui recomposés, de manière très libre, formaient une autre image.

 

Il me semble que l’on perçoit un mouvement dans le livre. Ces femmes qui s’incarnent dans une femme qui vit différents états, elle pense, elle attend, elle se réveille, elle se rendort, elle voyage et elle espère. Puis à un moment, elle n’est plus là.

Il y a un souffle, la liberté, la vie possible.  Il y a l’espoir et puis il y a ceux qui ne sont plus là, j’ai pensé à une personne qui a disparu, un homme d’ailleurs, très féminin.

 

Il y a des hommes dans ces femmes ?

Il y a des hommes dans les femmes, et des femmes dans les hommes, et là plus que jamais je l’ai remarqué. C’était inattendu, bien qu’en moi quelque chose le savait déjà, mais penser à cet homme disparu très délicat, très féminin, très beau, s’incarnant en une femme dans le livre, cela m’a apporté une joie, une manière de le faire revivre. Et lui le sait, j’en suis sûre.

 

Peut-on dire qu’il y a des messages dans le livre qui s’adressent aux vivants et aux disparus ? On ressent une vitalité.

On entend battre les cœurs, couler le sang à l’intérieur, et on a le temps d’écouter. Aujourd’hui, le temps a repris sa consistance d’avant cette histoire sanitaire. Dans cette période, il avait suspendu son vol et nous appartenait. Il a été un temps de création nécessaire pour réaliser trois livres.

 

J’ai le sentiment que « Les belles canapéennes » nous parlent aussi d’érotisme, du féminin.

 Je ne sais pas écrire quelque chose qui ne soit pas féminin. La féminité et l’érotisme à partir du moment où c’est doux, suave, comptent beaucoup pour moi. J’ai toujours écrit de la poésie érotique, mais là je n’avais pas trop conscience d’être érotique dans cette version de mon langage.

 

Le livre est-il un poème en images rythmé par les didascalies ?

C’est toujours de l’écriture et c’est ma plume qui continue à travers l’image. J’écrivais un roman quand la Covid a commencé, mais là je n’avais plus les mots car tout changeait autour de moi. Ce monde n’était plus du tout comme dans mon roman où on voyait les visages, toutes les émotions qui passaient par les visages, et où on était libres. J’ai décidé que j’allais écrire autrement et je me souvenais de collages que j’avais fait, il y a 25 ans, pour faire plaisir à mes amis quand ils emménageaient. J’attrapais des petits bouts d’anciens papiers peints et je réalisais des collages avec des photos d’eux-mêmes, de leur vie. J’adorais raconter des histoires. Je me suis dit que je pouvais continuer car j’avais tout ce qui se fallait dans les tiroirs, les placards sans avoir à sortir : des cartons, des couvercles de boite à chaussures, des couvertures de dossier, des fonds, du papier journal, des cartes, des invitations d’artistes…

 

Comment est composé ton premier livre de collage ?

Le premier livre de collages, « A 20 heures, tous à la fenêtre », ne comporte pas de texte, uniquement de l’image du quotidien. C’est un témoignage très sociétal. Puis chaque jour vers 18 heures, j’envoyais sur les réseaux sociaux le collage du jour. Il y avait un vrai fan club qui attendait la publication et qui protestait si je dépassais d’une heure. L’éditeur Alin Avila d’Area a appris que quelqu’un envoyait tous les jours un collage daté, signé qui avait un rapport avec la vie que l’on menait. Il a décidé d’en faire un livre. Je lui ai tout envoyé en photo et nous avons finalisé un ouvrage suite au grand confinement par écran interposé. Le jour du déconfinement en mai 2020, il y a eu le vernissage avec les collages encadrés et la sortie du livre.

 

Comment est apparue l’écriture avec le retour à la vie normale ?

L’écriture est revenue petit à petit. Dans « Les belles canapéennes », l’éditeur Alin Avila a fait le choix avec les didascalies de mettre un passage très court plutôt que le texte intégral. Je suis un peu conteuse et cela me paraissait très bien de mettre ces infimes touches de langage, comme des clefs vers l’image. J’aime beaucoup cette didascalie « Je délire, je vois des âmes, elles me cherchent ».  Face au texte, l’image devient l’écriture qui raconte. C’est assez surréaliste, on mélange les images pour en faire quelque chose d’inattendu.

 

N’est-ce pas le rêve et  l’imaginaire qui nous sauvent ? Et pourquoi ce titre « Les belles canapéennes » ?

 Avec l’imaginaire, on n’a pas de limite, on n’est pas prisonnier, l’imaginaire c’est la liberté totale comme dans le rêve. Dans les pires prisons, les gens s’en sortaient par l’imaginaire. Il rêvaient de tas de choses, ils se rêvaient ailleurs et ils arrivaient à être ailleurs. Seuls nos rêves sont vrais, comme disait le poète. Dans cet enfermement, les collages ont été la manière de raconter ce qui se passait, et aussi d’ouvrir la porte. Nous qui sommes sortis de cette histoire indemnes, valides, nous avons emporté quelque chose en passant. Bien sûr, il ne s’agit pas là de tous ceux qui ont perdu des proches et qui ont beaucoup souffert. Aujourd’hui, il reste le souvenir de toute cette créativité et de nos discussions approfondies. Quand j’appelais mes amies, elles me disaient toujours « je suis encore sur le sofa, sur mon canapé, je ne bouge pas trop ». Alors je répondais « Sors un peu, arrête d’être canapéenne ! « , et le titre est venu.

 

Dans le livre il y a un écho, un détail du collage qui voyage sur l’autre page. Et dans cet écho qui déplace le regard, il y a du temps qui passe.

C’est l’écho de la page du collage. Il y a une espèce de brume, de presque shakespearien dans cet écho. Dans l’image « URGENTE » par exemple, où elle rêve d’une femme de glace, il y a un arrêt sur le temps et quelque chose dans cet écho d’une temporalité qui est vraie, juste. C’est le moment où on demande presque à sa mère de venir parce que on a besoin d’elle, de fraîcheur, de son baiser ; et là c’est normal on attend. C’est ce travail magnifique de l’éditeur sur la contre-page, et toujours dans une recherche très judicieuse.

 

Qu’évoque ce rêve dans la page de « L’oreiller s’envole, je reste là, tu m’emmènes » ?

Elle rêve de bouger, elle est nue sur son lit, elle rêve d’être en dehors de sa chambre. Elle attend et voudrait envoyer son oreiller par la fenêtre, sortir avec lui. Dans cette nudité, elle est lascive et en même temps active, elle attend que le temps lui permette de rattraper l’oreiller.  Ici, tout est réinventé, ce n’était pas sa tête, elle n’était pas du tout ainsi dans l’image d’origine. J’ai des boîtes avec des accessoires, des jambes, des morceaux de corps, de puzzle que j’assemble. Certains collages vont plus loin dans le surréalisme, comme la « canapéenne » languissante. On voit la lumière, sa pensée au-dessus d’elle. Elle survit, elle a froid, elle est cachée dans un tas d’étoffes, son couvre-lit que j’ai imaginé. Elle est blottie, comme nous l’étions beaucoup à ce moment là.  Elle regarde la vie, elle survit et sa pensée va vers l’avenir, elle est sauvée. Je la sauve !

 

Au cœur de cette attente, quel a été le manque le plus fort ?

On peut voir que ces femmes sont presque toujours seules. Il leur manquait le compagnon, un autre, à part bien sûr l’envie d’être dehors et de retrouver la liberté. L’absent est l’alter ego, l’ami, l’amoureux, l’amant, la maman, l’enfant, la présence de l’autre. Partout, elles sont séparées des autres êtres et peut-être pensent-elles qu’elles partiront seules et c’est difficile. Ce qui manquait c’était la caresse, la tendresse, la présence de la personne aimée.

 

Quels sont tes nouveaux projets ?

J’ai repris mon roman interrompu avec une fin qui sera très différente parce que avec le temps j’ai changé d’axe, et ce sera bien plus puissant. J’ai beaucoup de carnets et dans mes nouveaux collages, il m’arrive d’écrire. J’ai aussi le projet d’accompagner un poète en collage.

 

(Photographie : portrait de Mylène Vignon par Sophie Bassouls)

Livres de collages :  » 20 heures, tous à la fenêtre », 2020 (Ed. Area) , La confidente des astres », 2021 (Ed. Unicité),  « Les belles canapéennes« , 2022 (Ed. Area)

A paraître : « Les mouettes ne riront plus de nous »

A venir :

Exposition à Vallauris début juin 2023

Exposition à Rennes en décembre 2023

Exposition de grands formats à Bordeaux en 2024