Lettres

Un matin d’été

Par Jacques Lombard

On venait de lui apporter un café.

Ces quelques gorgées de café sans goût et sans odeur avaient produit chez lui une impression extraordinaire, la perception abstraite d’un objet indistinct qui dévale une pente, reprise en écho dans son cerveau, par des images machinales de fluides qui circulent…

Il se souvint alors des paroles du médecin, penché vers lui au moment de son réveil après cette opération où il avait bénéficié d’une nouvelle greffe complète, un nouveau système digestif artificiel de l’œsophage au colon mis au point par le professeur Ramanga depuis les années 2080. Il avait déjà reçu un cœur-poumon, merveille de réussite d’une association de l’électronique avec le mécanique, il y a seulement deux ans, sans parler bien sûr de cette tumeur au cerveau extraite par aspiration, alors qu’il avait à peine trente ans et que l’on avait remplacé par une valve spéciale pour compenser la détérioration relative du nerf auditif.

Des paroles pour lui apprendre qu’il avait dépassé une sorte de seuil critique, au sens où la part biologique de son être était devenue en quelque sorte minoritaire au profit d’un appareillage très sophistiqué et efficace qui devait lui permettre de vivre normalement. Cela dit, il lui restait toujours son cerveau « d’origine » et en bon état. De toute façon, la médecine de cette fin du XXIe siècle n’était pas encore capable de fabriquer un cerveau entier, mais seulement certaines parties, au niveau du corps calleux, du lobe frontal et de la protubérance annulaire, malgré les recherches les plus pointues qui se multipliaient dans ce domaine.

L’inconvénient de ce changement d’état, voulait lui expliquer le médecin, est que sa cénesthésie, c’est-à-dire l’ensemble des sensations nées de sa relation au monde, allait en être profondément modifiée, mais aussi sa mémoire, sans que l’on comprenne vraiment bien pourquoi. Un peu comme si, passé un certain niveau de transformation, tout corps vivant artificiellement assisté devait lui-même emprunter des chemins artificiels pour survivre. En quelque sorte, il risquait de se trouver désormais à l’envers de ce qu’il avait été, reconstruit et devant poursuivre ainsi le mouvement de cette reconstruction. Confronté donc à une sorte d’image de synthèse de lui-même, par définition jamais aboutie, et ainsi indéfiniment condamné à courir derrière son identité propre ! Après ces quelques mots si lourds de conséquences pour l’avenir, on l’avait plongé dans un coma artificiel afin qu’il puisse récupérer dans les meilleures conditions.

Il venait donc de se réveiller, une semaine plus tard, avec le café de son hôtesse. Sa chambre était spacieuse, peinte d’une couleur vermillon très légère, qui se mariait délicatement avec le soleil doré de cette matinée d’été. Nous étions en Italie, dans une clinique spécialisée sur tous les problèmes de la bio mémoire. Établissement haut de gamme, installé depuis une dizaine d’années dans une magnifique villa du Quattrocento, restaurée à l’ancienne et lovée au cœur d’un parc de la même époque.

Son regard passait de la lumière qui filtrait doucement derrière les stores, à tous les meubles qui occupaient la pièce pour s’arrêter sur une gravure ancienne fixée sur le mur de face, mais rien, à aucun moment ne « l’accrochait ». Pourtant, il ne sentait aucune angoisse, seulement une espèce de décalage par rapport à chaque chose, une manière de manque impossible à définir. Il se disait, non sans humour, que son regard avait été remis à zéro comme un compteur, mais derrière cette réflexion perçait une inquiétude naissante.

Il chercha alors à se souvenir de son petit déjeuner et une impression inattendue lui envahit la bouche à mi-chemin entre le goût d’une cuillère métallique resucée quelque temps, alors que l’on a bien aimé ce qu’elle transportait et celui de ces ballons d’enfants que l’on gonfle avant de les lâcher dans le ciel et qui ripent sur les lèvres avec un son très mat…

Les recherches sur la bio mémoire connaissaient un très fort développement depuis les années 2050, avec l’accroissement de ces cas de « déshumanisation » liés au progrès spectaculaire des technologies médicales dans la fabrication d’organes humains artificiels quasi inusables. Ces travaux fondés sur l’observation de nombreux cas cliniques s’appuyaient sur une hypothèse fondamentale qui avait fait son chemin depuis l’avancement considérable des recherches en matière de neurobiologie au début du XXIe siècle. En effet, le cerveau n’est pas donné comme l’outil exclusif de la mémoire, mais c’est bien plutôt le corps dans son ensemble et dont il fait partie qui est une « mémoire » de la relation de tout être humain, à son environnement au sens le plus large. Ainsi, bien au-delà des possibilités maintenant anciennes offertes par l’imagerie du cerveau et grâce à différents dispositifs de scannage du corps humain, on avait pu mettre au point une forme de duplication mimétique multimédia du corps. Cette procédure encore récente et infiniment plus élaborée que le séquençage du génome permet d’engranger ses ressources mémorielles, c’est-à-dire l’ensemble des processus d’évolution qui le constituent dans son rôle d’interface avec tout environnement. Ressources mémorielles qui sont au fondement de l’humanité de tout individu tant dans son destin psychologique le plus intime que dans celui de son être social et culturel. On procédait donc avant chaque opération à des enregistrements de ce type dans le but de réinjecter, selon une méthode très délicate, de la « mémoire » et de « l’imaginaire » dans le terreau biologique encore disponible sans distinguer bien sûr, le cerveau du reste du corps.

La vraie difficulté venait des risques de rejet de ce greffon, quand la matière biologique qui porte la mémoire et l’intelligence du monde pour toute personne ayant perdu sa plasticité fondamentale, c’est-à-dire l’économie parfaite de ses échanges avec ce qui lui est extérieur, se transformant elle-même tout en transformant ce qui l’entoure. En cas de rejet, le diagnostic est sévère et l’individu concerné en est quasiment réduit à n’être que ce l’on comprend de lui et réalise de la sorte le grand phantasme des mondes occidentaux, produire un être humain qui serait réduit à l’état des connaissances et condamné alors à ne plus jamais évoluer puisqu’il serait l’image parfaite de lui-même, une sorte d’éternité acquise, le contraire de la vie…

Il en était à sa troisième séance de réinitialisation et avait passé une très bonne nuit, peut-être en raison du sentiment de confort qu’il éprouvait maintenant dans ce lit frais et douillet. Le jour se levait, inondant la pièce de sa merveilleuse lumière. Son regard s’ouvrit alors image après image, sur l’immensité de son histoire et de son bonheur d’être. Il ne put s’empêcher de pleurer…

Le traitement « prenait » !

Mars 2013