Jungle en Multinationale – Un séjour en business crasse sur la Riviera
Par Paul Gérodhor
Dans « Jungle en Multinationale », Jean-Jacques Dayries nous fait entrer dans l’antichambre d’une holding prospère, mais que la vieillesse de son fondateur place dans un péril extrême. En costume-cravate ou ensemble tailleur, la courtoisie de façade ne cachera pas longtemps la violence des coups entre prétendants.
Gros déchirements en famille, en soixante-neuf étapes. Il y a le père-Fondateur, manière de tyran à l’ancienne, de self-made-man, qui ne veut jamais perdre le contrôle. Il y a Jean, le fils modèle et un peu austère qui veut assurer la pérennité du groupe, une multinationale de l’hôtellerie qui a investi dans les plus belles villes d’Europe et ses rues les plus chères, comme dans un Monopoly mondialisé. La lutte sera implacable. Et cela, d’autant plus qu’entrent en scène tout une galerie de personnages – on en dénombre dix-huit – dont on n’aimerait pas forcément qu’ils forment le premier cercle de ses amis : par exemple, André, un noceur sur le retour et sans profondeur ; son épouse, la superficielle Édith, qui n’aime que les paillettes ou encore l’ambitieux Yann, actionnaire minoritaire intraitable après la donation du Fondateur, qui bouleverse la donne dans cette grande famille. Il y a en effet quelques dizaines de millions d’euros en jeu, quand le Fondateur – on ne connaîtra jamais son prénom ni son patronyme –, maintenant âgé, quittera la vie.
Jean, rêve de conclure un pacte d’actionnaires pour parer aux risques d’un démembrement de la holding, mais le Fondateur a d’autres visées. Et rien ne va se passer comme prévu. Le tout dans une atmosphère feutrée, très chic, en costume Harrod et bijoux de la place Vendôme, un peu à la manière de certains thrillers juridico-financiers anglo-saxons. Attention, pas un coup de feu ici, mais des combinaisons retorses, inspirées des meilleurs avocats pour éliminer l’adversaire.
Il faut en effet lire Jungle en multinationale comme on lit un polar : pas pour le style, mais pour l’intrigue. En effet, il n’y a pas de fioritures dans l’écriture de Jean-Jacques Dayries, volontairement dépouillée de tout ornement. C’est le style coupé : les phrases, sobres et courtes, coulent les unes des autres et la narration, entièrement assurée au présent, donne à l’histoire l’aspect d’une succession d’instants, pensées ou actions, jusqu’au dénouement. Les chapitres ne dépassent jamais non plus quatre pages (c’est la tendance actuelle – et un peu pénible – dans l’édition). Et comme souvent dans les polars, la psychologie, sans être sommaire, n’est pas très développée.
La guerre de tous contre tous
Fort de son expérience de consultant dans plusieurs grandes entreprises, le très sérieux Jean-Jacques Dayries (il a publié un ouvrage politique dans la collection « Que sais-je ? ») nous offre un bon thriller financier, qui pourrait bien déboucher sur une morale paradoxale : les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers. Entendons par là que les favoris de la compétition ne sont vraiment pas assurés de l’emporter, dès lors qu’apparaissent de bons outsiders, intelligents en diable.
L’auteur a donc eu assez d’empathie envers le lecteur pour donner dès la première page le dramatis personae de son roman (de même qu’il a placé à la fin du livre un précieux lexique du vocabulaire financier en langue globish). Reprenons : tout est suspendu à la bonne santé du Fondateur, qui après avoir engendré quatre enfants avec deux femmes a pris maîtresse, rencontrée sur la Riviera. Pour l’instant, il profite de son été indien avec celle qui sait comment satisfaire un homme et dont on ignore les intentions, si elle en a.
La bourse est un grand échiquier
L’éditeur a choisi une image de jeu d’échecs pour la couverture : c’est bien vu, mais cela tient un peu de l’euphémisme : il y a beaucoup plus que deux adversaires et chaque pièce joue sa propre partie, en avançant parfois, dans une combinaison provisoire, avec un pion, une dame ou un cavalier, que l’on sacrifiera éventuellement, le moment venu, comme on fait la part du feu dans les situations extrêmes. Mais il s’agit bien ici de ceindre la couronne du Fondateur : Jean, donc, le fils modèle, les fils d’Ingrid, néo-londoniens et ambitieux, Helmut, le fiancé de Carole, l’une des filles de Jean, qui avant ou après l’amour a laissé traîner ses yeux sur des dossiers négligemment étalés sur la table. Et il y a aussi Antoine, le directeur financier, travailleur acharné, célibataire et dont il aurait fallu peut-être remarquer la différence de longueur entre l’index et l’annulaire pour deviner la vraie nature de ses désirs et avec qui il ferait alliance.
Ainsi, au fil des chapitres, tel personnage va parfois décider de faire gambit ; un autre – toute considération faite – va reculer d’une ou deux cases pour se protéger, en attendant une meilleure opportunité ; un troisième larron risque de se retrouver cloué en découvrant les phantom shares. Le lecteur fait la tournée des personnages pendant tout le livre : le suspense est là. Il se dit aussi qu’il a sans doute affaire à un roman à clef et que les dix-sept prénoms (eux aussi dépourvus de patronymes) sont peut-être bien plus que des êtres de papier. À l’inverse de Boris Vian, l’auteur ne pourra sans doute pas dire que « cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. » Les initiés, eux, liront entre les lignes. Mais cela est secondaire.
Jean-Jacques Dayries
« Jungle en Multinationale », 298 pages
Éditions Code 9