Regards

Brad Mehldau, Fred Hersch, deux pianistes majeurs

Par Michel Contat

Brad Mehldau, nous le remarquâmes en 1994, dans le quartet de Joshua Redman aujourd’hui historique. Puis nous le découvrîmes vraiment à La Villa, le club de la rue Jacob, en trio, avec le contrebassiste Thomas Bramerie et le batteur André Ceccarelli. Il avait 24 ans, il jouait en virtuose, avec brio et surtout avec âme. Mais à voir ses doigts gonflés comme ceux de Bill Evans en fin de carrière, nous comprîmes aussi, avec consternation, avec affliction, qu’il était accroché à la drogue et qu’il ne s’en tirerait pas facilement. Un premier disque suivit, Introducing Brad Mehldau, plus que prometteur, déjà maîtrisé. Puis il y eut ce concert en trio au Parc Floral de Paris, si émouvant que je sentis des larmes couler sur mon visage. Ça ne m’était jamais arrivé ; regardant autour de moi, je m’aperçus que je n’étais pas le seul. Ce musicien avait en lui, dans ses propres compositions, des ressources d’émotion inépuisables. Deux ans plus tard, invité par les disques Warner à suivre au Village Vanguard pendant une semaine entière l’enregistrement de son premier disque live, je fis sa connaissance, j’en appris un peu sur sa vie, sur ses souffrances de jeune Werther. Nous étions dans un autre registre du jazz, son versant romantique, nous rappelant que le romantisme est l’expérience de la tragédie de vivre.

Son aîné de quelques années, Fred Hersch, qui a été à la New School son professeur, est atteint du sida et on le crut perdu quand il fut hospitalisé plusieurs mois, tombé en cachexie. Il a retrouvé depuis quelques années toute sa vigueur. Car, étonnamment, ce pianiste qui a vécu tant d’épreuves, n’a rien d’un sentimental ; son jazz est d’énergie autant que d’âme, et ses compositions ne visent pas tant l’émotion qu’à une célébration dynamique de la vie. Deux disques récents permettent de voir où en sont ces deux pianistes majeurs, fortement contrastés dans leur inspiration et leurs styles.

Seymour Reads the Constitution ! apparaît comme un des meilleurs albums récents du trio de Brad Mehldau, d’abord par le choix des compositions : trois originaux du pianiste, un standard (Almost Like Being in Love), deux airs pop (Friends, de Brian Wilson, Great Day, de Paul McCartney), deux standards de jazz peu connus (De-Dah, d’Elmo Hope, Beatrice, de Sam Rivers). De quoi assurer un programme contrasté, des lumières différentes, des surprises. Ce qui n’est pas toujours le cas des enregistrements de concert de Brad, où dominent les explorations rythmiques hallucinogènes. Seymour Reads the Constitution ! est un travail de studio où la recherche du plaisir l’emporte sur celui de la performance. On sait la technique de Brad Mehldau vertigineuse ; certains amateurs lui reprochent de céder à la virtuosité, aux dépens de l’émotion, comme naguère Oscar Peterson. C’est pourquoi on le préfère jouant ses propres compositions, toujours marquées d’une mélancolie qui s’est atténuée, ou plutôt affinée au cours des ans. Si Brad ne fait plus pleurer, s’il a laissé derrière lui les souffrances adolescentes, il a gardé une âme sensible. Depuis qu’il a remplacé dans son trio le batteur Jorge Rossy par Jeff Ballard, plus technicien du son et des rythmes, c’est l’inspiration existentielle qui semble avoir changé : assez de spleen, place à la maturité épanouie. Le premier des morceaux de Brad, Spiral (un titre repris de Coltrane) répète non sans humour tout au long une figure à la main gauche qui illustre la chose dite par le mot du titre, permettant les libres explorations mélodiques à la main droite. Le thème intitulé. Seymour Reads the Constitution est empreint d’une douce mélancolie et fait penser aux premières compositions de Brad, avec quelque chose d’apaisé. On passe sur Almost Like Being in Love, guère inspiré mais de bonne facture. C’est De-Dah du pianiste Elmo Hope qui retient l’attention, car, une fois n’est pas coutume, Brad y revisite l’esthétique be-bop de belle manière, sans esprit d’imitation. Son interprétation du Friends, de Brian Wilson (l’homme des Beach Boys), est affectueuse à souhait, comme l’est aussi son idée du Great Day de Paul McCartney (Brad a toujours été un fervent des Beatles autant que de Radiohead). L’affaire se termine sur un hommage ému à la Beatrice de Sam Rivers, un thème ravissant. Au total, l’album Seymour Reads the Constitution ! montre un artiste en pleine maturité (il a 48 ans), n’ayant plus rien à prouver (chacun reconnaît son importance dans l’histoire du piano), maîtrisant sa fulgurante technique au profit d’un lyrisme soutenu, solaire, gratifiant, qui se résume parfaitement dans le morceau intitulé Ten Tune, non dépourvu d’humour. (Un mot sur l’étrange titre Seymour Reads the Constitution ! : il est venu à Brad Mehldau par un rêve dans lequel l’acteur Philip Seymour Hoffman lui est apparu quinze jours avant sa mort.)

L’album du trio de Fred Hersch Live in Europe a été enregistré à Bruxelles, en novembre 2017, au Flagey Studio 4, à la fin d’une tournée européenne de trois semaines du pianiste, en grande forme, avec John Hébert à la contrebasse et Eric McPherson à la batterie. Ce qui frappe d’emblée est l’exceptionnelle qualité du piano et de l’acoustique du lieu. Hersch explique dans ses liner notes qu’il ne savait pas être enregistré et que ce fut donc une heureuse surprise de découvrir que ce concert où lui et ses musiciens avaient été si inspirés était sauvegardé. Le programme commence par un We See, de Thelonious Monk, exposé de manière allusive, poursuivi par une improvisation aux notes piquées, effrangées avec humour. Cela donne le ton d’un set qui suscite une impression de liberté, de fantaisie, de constante bonne humeur. Suivent six compostions de Hersch, toutes surprenantes, dont trois dédiés à des gens révérés, le pianiste anglais John Taylor, le saxophoniste Sonny Rollins (« my all-around jazz hero », écrit-il) et l’amateur néo-orléanais Tom Piazza. Sur le calypso évoquant Rollins, Hersch et son trio atteignent à une exubérance digne du génial ténor. Le set se termine par un piano solo sur Blue Monk, sensible et heureux. Ainsi se rappelle à nous un pianiste de grande classe, un original injustement méconnu en Europe.