Regards

Józef Czapski – l’art s’apprend à Paris

Par Ewa Bobrowska

« On était alors obsédés par une seule idée; aller à Paris. C’est seulement là que nous avons découvert toute l’Ecole de Paris. C’était pour nous la peinture pure ». Józef Czapski
Riche d’un lourd bagage dû à la participation à la Grande Guerre et la Guerre polono-soviétique de 1920, qui lui a valu la croix de l’ordre de Virtuti Militari, le jeune Józef Czapski entreprend une seconde tentative d’étude de la peinture, après un premier essai décevant à Varsovie. En 1921, il commence ses études à l’Académie des beaux-arts de Cracovie. La vie artistique de cette ville universitaire et ancienne capitale de la Pologne est particulièrement riche et diversifiée dans les années suivant la reconquête de l’indépendance. C’est là où évoluent les formistes, les futuristes, et les traditionalistes.C’est Józef Pankiewicz, artiste érudit et fervent francophile, qui marquera profondément l’approche de Czapski à l’art. Depuis le début de son enseignement à l’Académie de Cracovie en 1906, il ne cesse de prêcher la supériorité de l’art français qu’il connaît si bien depuis ses études à Saint-Pétersbourg. Lors de leur séjour en 1889/90 à Paris, Pankiewicz et son ami, le peintre Władysław Podkowiński, font connaissance avec l’impressionnisme, et en particulier l’œuvre de Claude Monet. Ils découvrent également l’art de Gauguin. Les tableaux de Pankiewicz et de Podkowiński peints sous l’influence de l’impressionnisme, exposés en Pologne provoquent une tempête parmi la critique et le public. Mais une nouvelle ère dans l’histoire de l’art polonais sera ainsi ouverte. Lors de ses nombreux séjours en France, Pankiewicz profite des riches collections des musées et galeries, et fait de ses visites régulières au Louvre un vrai rituel auquel il initiera plus tard ses élèves. Toujours alerte, ouvert aux nouveautés, il découvre d’autres courants : le symbolisme, le postimpressionnisme, dont l’un des plus célèbres représentants, Pierre Bonnard, devient son ami intime, le cubisme, les fauves, l’orphisme de Robert Delaunay…
Pankiewicz, de retour à son poste de professeur de l’Académie en 1923, est un pédagogue hors pair qui partage volontiers ses connaissances avec ses élèves. En 1936, Czapski rendra hommage, dans son livre Józef Pankiewicz. Życie i dzieło. Wypowiedzi o sztuce [Joseph Pankiewicz. Sa vie et son œuvre. Ses propos sur l’art] publié en 1936 à Varsovie, à la pédagogie bien particulière de son mentor. Il décrit les « przechadzki » — balades pendant lesquelles le professeur proposait à ses élèves, tous les dimanches, un cours d’histoire de la peinture in situ, au musée, le plus souvent au Louvre, devant les tableaux. Les maîtres français y tiennent une place de choix, derrière l’école italienne. Lors de ses trois premières balades, Pankiewicz s’attarde devant des œuvres des géants : de Poussin, de Watteau, de Chardin, puis des champions du XIXe siècle, dont Delacroix, Ingres, Courbet, Corot, jusqu’aux impressionnistes et Cézanne. Les écoles du Nord n’arrivent qu’à la quatrième balade. Une exposition des peintures du Musée de Grenoble fournit à Pankiewicz le prétexte de parler de l’art français contemporain, dont celui de Bonnard et de Picasso. Même si le professeur discutait la peinture en évoquant les hauts et les bas de son histoire, prenant souvent une position critique par rapport à des artistes particuliers, toujours est-il qu’il élargissait les horizons de son auditoire.
La « passion française » de Pankiewicz, qui lui a valu la Légion d’honneur en 1927, fut tellement contagieuse qu’en 1923 ses élèves fondent le Komitet Paryski (Comité de Paris, le KP), un groupe dont le but est d’aller étudier l’art dans la capitale française, profiter de ses richesses artistiques et de sa scène artistique animée. Czapski en fait partie. Les Kapistes, comme on appelait ses membres, partent pour Paris en septembre 1924 pour y rester jusqu’aux années 1930. Pankiewicz les recommande auprès de ses connaissances et amis appartenant à l’avant-garde artistique et littéraire de la capitale française, et notamment auprès de Misia Sert, fille du sculpteur d’origine polonaise, Cyprien Godebski. Pianiste, égérie des élites intellectuelles, modèle de Renoir, de Toulouse-Lautrec, de Vuillard, elle est, dans le langage actuel, une puissante influenceuse. Les Kapistes ont besoin d’argent pour continuer leur séjour à Paris. Ils emploient toute leur ingéniosité pour en gagner : dessins et projets utilitaires en tout genre, copies des tableaux anciens, enfin, le « fundraising ». C’est dans cette perspective qu’il faut voir le bal organisé en 1926 sur une péniche sur la Seine pour collecter des fonds. Misia Sert y prête main forte, fait venir Picasso, Coco Channel et une foule d’aristocrates. Même Bonnard se prête au jeu. Le bal, pourtant plein de mésaventures, est un événement dont parle le « tout Paris ». Cependant, comme tous les événements organisés par les Kapistes, non seulement n’a-t-il pas produit de bénéfices, mais fut même déficitaire.
Cette première période parisienne, bien que matériellement dure, est particulièrement riche et formatrice pour Czapski. Grâce à ses origines aristocratiques, il est chez lui dans des salons de la capitale, et ses protecteurs, Pankiewicz et Misia lui facilitent des relations parmi les artistes et les intellectuels. Cependant, il est aussi assidu au travail : il fréquente ponctuellement des académies libres, notamment Colarossi et Ranson. Il suit les recommandations de son professeur et visite régulièrement des galeries d’art, des musées, en particulier le Louvre où il effectue des copies des tableaux anciens. Son intérêt se porte aussi vers l’impressionnisme, notamment Renoir, et le postimpressionnisme. C’est alors que se forgent ses préférences en peinture : depuis le Polonais Aleksander Gierymski, en passant par Cézanne pour qui il voue un vrai culte, Bonnard, puis Soutine. Doté d’un double talent : plastique et littéraire, Czapski est l’un des rares artistes qui sait parler de la peinture, qui la traduit en paroles. C’est à Cézanne, son idole, qu’il consacra les plus profondes réflexions.

Le texte a été initialement imprimé dans le cadre du projet www.czapskifestival.pl, © la Fondation SUSEIA. La rédaction de « Saisons de Culture » tient à remercier le commissaire de l’exposition, Elżbieta Skoczek et l’auteur, Ewa Bobrowska, pour l’autorisation de réimprimer.