Regards

Sugar Man

par Pascal Aubier

Il faut se méfier des films que l’on vous recommande. Surtout de ceux que l’on vous recommande beaucoup. Le risque de déconvenue augmente au nombre des recommandeurs. C’est donc un peu à reculons que je suis allé voir SUGAR MAN un documentaire dont tout le monde dit qu’on croirait de la fiction. Bon déjà, j’aimerais arrêter le faux débat. Il y a le cinéma, c’est-à-dire les images animées — et leurs subsidiaires à la télé, sur le net, n’importe où.

D’abord il n’y a pas de différence entre le cinéma de fiction et le cinéma documentaire. Il y a autant de documentaire dans un film de fiction que de fiction dans un documentaire. A BOUT DE SOUFFLE est un très bon documentaire sur le Paris de 1958 .Comme le cinéma néo-réaliste italien nous montre bien l’état de l’Italie d’après guerre. De même les documentaires sont aussi des œuvres de fiction dès le moment où l’on « choisit » son sujet et qu’on le met en scène en cadre. Le point de vue du réalisateur s’impose autant que le sujet qu’il traite. Ce qui est très naturellement le cas de SUGAR MAN. Traité un peu « à l’Américaine », beaucoup de moyens, images super HD, très bon son et grande enquête, en Afrique du Sud et aux USA. Mais surtout le choix du sujet : Rodriguez, un chanteur-compositeur de la banlieue de Détroit la cité industrielle dévastée par les grandes marques automobiles qui se sont délocalisées là ou la main d’œuvre est la moins chère. Des milliers de chômeurs, une ville fantôme, désertée, explosée. Et ce, depuis le milieu des années soixante quand le grand capitalisme a commencé à fracasser la classe ouvrière américaine et tout le tissu social qui était l’âme vive de ce grand pays. La misère la plus noire est tombée sur les États-Unis et plus particulièrement sur les régions industrielles autour des Grands Lacs. Pendant que pour d’autres, de moins en moins nombreux, la vie continuait selon les préceptes classiques du capitalisme : La loi du plus fort, la libre entreprise.
A ce propos, avez-vous vu FLINT le film (documentaire) de Michael Moore ? Vous devriez ! Moore est originaire du Michigan, de Flint, non loin de Détroit. Et le tableau qu’il dresse du malheur de la classe ouvrière est édifiant.
En fait, le vrai sujet de SUGAR MAN est le même. Nonobstant le talent – et la modestie – de Rodriguez, l’enquête menée pour le retrouver près de quarante ans après l’enregistrement de ses deux seuls disques immédiatement oubliés aux États-Unis est édifiante. Alors qu’il est devenu une star absolue en Afrique du Sud au temps de l’Apartheid — et aujourd’hui encore, l’enquête nous fait traverser à la fois le monde plutôt dégueulasse de l’industrie musicale outre-Atlantique, celui de ses fans enthousiastes qui accompagnaient de sa musique leur lutte contre l’Apartheid et celui des fantômes de Détroit et alentour. Et parmi ces fantômes Rodriguez lui-même vivant depuis l’effondrement de sa courte carrière musicale en son pays, de petits boulots très durs dans les chantiers qu’il arrive à attraper.
Rodriguez est Mexicain d’origine, probablement Araymara ou Natchez, très beau avec sa crinière noire, ses bottes et ses lunettes de soleil. Il a aujourd’hui soixante-dix ans et trois grandes filles qui l’ont accompagné en Afrique du Sud ou il a été acclamé par quatre-vingt mille spectateurs à chacun de ses concerts. Ce succès inattendu, bouleversant, n’a eu guère de prise sur lui. Il est retourné à Détroit, dans se vieille petite maison ouvrière. La modestie de cet homme est stupéfiante dans une époque où le monde entier rêve de glamour, de célébrité et d’argent. Rodriguez lui, a distribué tous les gains obtenus par ses concerts, entre sa famille et ses amis. Il continue de travailler sur les chantiers. C’est la personnalité de cet homme qui fait évidemment le film, mais les protagonistes de cette immense enquête pour le retrouver sont attachants comme tout et ils en profitent pour nous faire rencontrer les salauds évidents qui ont touché l’argent venu d’Afrique du Sud en entretenant la légende selon laquelle Rodriguez se serait immolé par le feu en scène, ou – autre version – tiré une balle dans la tête, toujours en scène. Commode histoire. Le film donc mérite tout à fait d’être vu. Voici donc une nouvelle recommandation.