Regards

Houellebecq et moi

Par Henri-Hugues Lejeune

Je ne saurais me dire grand lecteur de Michel Houellebecq.

 dire vrai, en lisant Du même auteur en tête de Soumission -Dieu que la liste en est imposante pour qui ne paraît pas publier si régulièrement -, je ne vois rien qu’il me souvienne d’avoir flairé de près, depuis vingt-cinq ans qu’il rôde dans les parages.

Je l’avais côtoyé il y a bien longtemps dans la cohue du cocktail de mi-journée du prix Novembre d’alors, prix dont on parlait pour lui ce jour-là et qu’il n’avait pas obtenu? Il était à peu près isolé et ne ressemblait guère au jeune écrivain tel qu’on le voit rôder dans ce genre d’endroit: plutôt sympathique.

Tant sur le plan de la lecture et de l’écriture que de la mondanité, je fréquente assez peu le milieu littéraire, ni ne lis de parutions nouvelles.

Houellebecq ne croisait pas dans des secteurs qui m’aguichaient. La déréliction me semblait suffisante, telle qu’elle et son mode d’exposition au monde actuel, à la fois agressif et fuyant, donc ce qu’il exhibait de ses aspirations, me laissait froid.

De toute façon les poètes ne s’apprécient pas les uns les autres de leur vivant.

Au moment où Soumission parut avec tous les éclats qu’il provoqua et son immense succès, j’étais en passe de subir une intervention chirurgicale du genre orthopédique, voulant dire par là qu’elle était mécanique, comme un tunnel à parcourir, mais sans métaphysique à incorporer.

Pour égayer mon séjour dans la clinique, mon éditeur un brin malicieux me fit cadeau du best-seller. Sensible à cet humour indirect, je me lançai avec docilité dans ma lecture. Sans ennui ni réticence: les clameurs qui déjà l’environnaient renforçaient ma curiosité à mesure que, lisant, je les comprenais de moins en moins bien. Il s’agissait de la lente description, comique et cyniquem particulièrement cynique, de l’existence du narrateur, si rigoureusement contemporaine qu’elle va jusqu’à la nausée. Cette biographie est médiocre bien sûr mais sèchement écrite, avec une sorte d’élégance un peu méprisante à l’égard de soi-même. Il est universitaire, spécialiste et amoureux de J.K. Huysmans qui fait pour lui figure de mentor.

Sa vie amoureuse, inconsistante, se déroule dans le cadre de la vie politique aujourd’hui. En dehors de sa sensibilité très contemporaine, il ne la suit que dans le cadre de ses « vagues » projections de carrière dans l’enseignement universitaire public. Sa vie s’écoule. Dans quelques années d’ici s’accentuent les signes et les incidents d’un militantisme islamique auquel la mollesse et la lâcheté générale ont fait la part belle, tandis que progresse l’extrême droite. Il se pose en toile de fond, par touches légères: le livre est très bien mené par un auteur avisé. Le narrateur ne fera strictement rien d’un bout du livre à l’autre. Faire, signifiant ici agir de son propre dessein.

J’en étais là quand je fus mené, endormi, vers la table d’opération. J’ai subi mainte intervention, l’anesthésie était cette fois générale: il n’y avait aucune sensation accessoire, la conscience s’était refermée dans une étanchéité parfaite.

Le véritable retour à la vie des sens en matière de chirurgie est certes la salle de réanimation. Celle-ci, d’une clinique très moderne, me paraissait gigantesque, je devais être habitué à de plus petits établissements.

Houellebecq, qui prévalait, s’était sans nul doute estompé en tant qu’individu-auteur, mais je percevais physiquement le malaise venu tant de lui que de son livre dans ma propre aliénation de patient. S’y juxtaposait l’évolution A Rebours, de ce Huysmans que je n’avais guère aimé il y avait si longtemps, même s’il m’avait un peu épaté, ce débauché triste du XIXème siècle, petit bourgeois converti en dévot monacal, du bordel au monastère. Des Esseintes ou pas, je n’étais pas si vicieux moi-même, bien qu’éperdu de sensations, mais tous ces comportements – la politique-fiction en demi-teinte – en glissements fatals bien que peu perceptibles imprimés à son livre par Houellebecq.

Et Huysmans aussi en voie de s’isoler et de s’enkyster en cette fin de siècle, dans une solitude où les explosions de la littérature et des Beaux-Arts, s’ils viendront le perturber, le laisseront là où il est, en une ascèse de plus en plus désolée.

La complexité déroutante que m’avait imposé le livre, ressentie dans cette grande salle où toutes ces consciences allongées à demi-délirantes reprenaient à mon instar pied dans la vie, m’en révélaient une insondable ambiguïté, qu’il y avait pour moi urgence à saisir dans toutes ses nuances. Houellebecq ne se faisait pas faute de m’en intimer la nécessité, de par les éléments fugaces qu’il aligne sans cesse. Il me fallait les définir avec précision et subtilité; l’auteur par ses divergences comme par le caractère funambulesque de la mixture politico-érotique et sociologique de son livre avait déclenché chez moi ce nécessaire acheminement.

Quelle complexité en ces instants intenses. Il me fallait impérativement en fixer, noter, instituer les développements si rapides qu’ils risquaient de m’échapper et il me convenait d’en faire part à mon entourage afin de ne pas en perdre la trace tant les nuances se bousculaient par vagues de toute part sous peine de me liquéfier moi-même.

J’ai déliré paraît-il toute la journée.

Mais, dès le lendemain, j’étais en mesure de reprendre paisiblement une lecture dont il me paraissait à présent tout percevoir.