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Deux sur la balançoire au Théâtre du Gymnase

Par Bénédicte Prot

Cet automne, deux fois par semaine dans une petite salle blottie au flanc du Théâtre du Gymnase où l’on arrive avec l’impression, déjà, de partager un secret, on peut vivre une vraie histoire d’amour, toute une histoire d’amour, du début à la fin, en 1h30. La pièce de William Gibson dans son adaptation française par Jean-Loup Dabadie en dure en fait une de plus, mais le producteur et metteur en scène Gabriel Szapiro a opéré des coupes assez judicieuses qui ont l’effet de concentrer l’élixir et de donner à sa version de Deux sur la balançoire sa personnalité propre – même s’il est vrai que le texte de Gibson a déjà, de lui-même, une capacité étonnante à faire naître à chaque interprétation (il y a eu Robert Mitchum/Shirley MacLaine, Jean-Louis Trintignant/Nicole Garcia, Jean Dujardin/Alexandra Lamy…), autour de la même intrigue, un amour tout nouveau qui a ses règles à lui, qui palpite, tressaute, se cache, enrage, puis s’en va la gorge serrée.

C’est une histoire d’amour vouée à l’échec, mais cette impossibilité-là, qu’on pressent dès la première scène – il suffit de voir Clara et Jerry (ne pas) se parler au téléphone pour flairer les coupures de ligne à venir dans leur dialogue amoureux –, on la vit pleinement, douloureusement quand l’histoire se termine, parce qu’entre-temps, on s’est attaché aux deux individus si manifestement incompatibles qu’on rencontre au début, et on s’est attaché à leur histoire. Comme par magie. On y a cru. Dans la version de Szapiro secondé par Marguerite Kloeckner, où Jerry et Clara ont les traits de Johann Morio et Elisabeth Duda, version un peu remise au goût du jour (les téléphones ne font plus Driiiiing, et Burt Lancaster a été troqué pour Brad Pitt, en revanche on ne sait toujours pas où se trouve le Nebraska…), l’intimité de la salle contribue encore davantage à l’impression d’être avec eux. On cesse à un moment d’être extérieur à leur histoire – en plus d’être, littéralement, dans leurs appartements. Et ces deux lieux de l’action, le metteur en scène a décidé de les disposer de part et d’autre de la scène, de sorte que le regard, qui suit Clara et Jerry de la cour au jardin puis de nouveau à la cour, accompagne plaisamment de ce balancement les mouvements de bascule qui se succèdent sur scène.

On a d’un côté un type accablé, qui semble porter un poids, qui derrière sa raideur meurtrie, ses airs de faire bloc, est indécis et un peu lâche ; de l’autre une jeune femme adorable, gaie et spontanée, juive polonaise new-yorkaise (et quelques autres choses encore, le tout dans un shaker), qui suit ses élans à corps perdu, avec les tripes, jusqu’à s’en tordre de douleur, mais qui sait qui elle est, ce qui lui manque et ce qu’elle ne veut pas – ni entendre, ni vivre. Fragile et bouillonnante, Clara l’est, mais elle est tout le contraire d’évanescente : c’est d’ailleurs son entièreté qui émeut. Son éclatante vitalité aussi, mais justement en ce qu’elle a d’inébranlable. Et c’est précisément parce que la comédienne Elisabeth Duda a su, en composant ce personnage complexe, délicieux, drôle, émouvant en diable, trouver sa vérité – cette intégrité totale qui est en fait une grande force – qu’elle est la flamme de la pièce comme Clara celle de cet amour. Si le public du soir de la première a été visiblement chaviré par cette prestation, c’est qu’on perd ici conscience du travail d’inteprétation pour sentir les frémissements et le feu de ce personnage directement, comme s’il était à nu – ce qui a aussi l’avantage de faire des montagnes russes émotionnelles qu’on parcourt avec Clara/Duda à fond les ballons pendant toute la pièce un parcours palpitant, puisqu’avec elle, on peut passer en un instant de la tendresse à l’agacement, du badinage au désespoir, peut-être même aux larmes, et qu’on vit vraiment tout ça sous sa peau, quelque part au niveau de la poitrine. Face à sa partenaire, Johann Morio a la mission difficile de travailler de manière plus souterraine l’évolution de son personnage, ou plutôt des sentiments ambivalents qu’il provoque chez le spectateur. Il les fait subtilement varier au fil du récit, jusqu’à ce moment où en une seule phrase, on comprend que lui aussi, il a vu Clara, qu’il la voit vraiment. Cette histoire est vouée à l’échec, oui, mais c’est bel et bien un amour, Nebraska ou pas.

Deux sur la balançoire de William Gibson , adaptation française par Jean-Loup Dabadie, mise en scène par Gabriel Szapiro avec Marguerite Kloeckner

À partir du 22 septembre au Théâtre du Gymnase – tous les mercredis et jeudis à 19h30