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Disparates

Par Joëlle Péhaut

Lorsque deux femmes et amies décident pour produire des gravures originales à quatre mains,  de confronter leurs approches artistiques, aussi dissemblables soient-elles, cela nous apprend plusieurs choses :

La première est qu’elles n’ont pas peur de la liberté. Effectivement ni l’une ni l’autre ne se protège derrière un dogme artistique, une pratique installée ou une « marque de fabrique » intangible.

La seconde, est qu’elles sont adeptes de l’audace. Chacune va devoir expérimenter de nouveaux territoires, installer un dialogue, se laisser entraîner ou entraîner l’autre, argumenter, négocier… Bref, prendre des risques.

La troisième c’est qu’elles ont en commun une source d’inspiration, qu’elles partagent une nourriture artistique et spirituelle et qu’elles ont une envie irrépressible de l’explorer ensemble.

Peut alors commencer un somptueux banquet !

Et c’est sous les auspices de Goya que les deux artistes ont mis en place le fructueux dialogue qui donne lieu à cette exposition. Chacune et ensemble, Emmanuelle Renard et Sophie Sainrapt, vont déployer leur rhétorique, dans l’espace de ces rares papiers, faits mains.

Après avoir travaillé sur les traces de Cervantes, d’Ovide ou de Rabelais pour Emmanuelle Renard, ou dans le sillage de Bataille, Louÿs ou Arrabal, pour Sophie Sainrapt, cette rencontre autour d’un des artistes les plus libre, provocateur et humaniste de l’histoire de l’art, apparait comme une évidence.

Lui qui a fait une déclaration de principe au service de l’originalité, de la volonté de donner libre cours à l’invention, lui qui a dénoncé « l’oppression  des règles et la nécessité de la liberté », est ici largement honoré.

Et c’est avec la gravure que les deux artistes vont œuvrer. Elles voient juste !

Goya en a lui-même réalisé de nombreuses, à partir de 1771, en défendant la « recherche du potentiel de chaque technique pour expérimenter au mieux sa créativité ».
Elles vont même suivre le fameux peintre espagnol jusque dans le choix des sujets.

Mais n’allez pas croire que les deux complices vont se conduire en bonnes élèves !

Fortes des injonctions du maître, elles vont produire 3 gravures originales en 8 exemplaires. D’abord dans l’atelier de l’une, puis dans celui de l’autre car toutes deux ont l’expérience de la gravure et disposent d’une presse, leurs quatre mains vont se mêler pour interpréter et détourner, trahir peut-être (chacun jugera…) le chemin indiqué. Ensemble, en confrontant les techniques et les approches, elles vont lâcher la maitrise et faire surgir de trois plaques,  à coups de Dremel, 24 gravures originales.

C’est là que la liberté des deux amies se déploie !

L’image qui surgit de la plaque (Rhodoïd, plus tendre et plus « féminin » ou plexiglass, plus dur) et de l’impression sur le papier, est retravaillée à la peinture, qui se mêle à l’encre d’imprimerie. Pour enlever, remettre, estomper la matière, mettre en lumière, ou charger en intensité. A coups de pinceaux, de doigts ou de coton-tige.

Et même si Emmanuelle Renard retravaille plus, alors que Sophie Sainrapt resterait volontiers sur des formes plus « brut », même si l’on reconnait le vocabulaire de chacune, la joyeuse négociation:

Verbatim

-T’as pas peur de ça ?

-Non, mais tu peux éclaircir un peu, là ?

-Ca va là…
-Tu devrais ….

– Non, parce que….
-Alors, pourquoi tu me demandes ?

engendre des images puissantes, cohérentes et harmonieuses.

Mais il ne s’agit pas seulement pour les deux artistes de s’affranchir du maître ou de soi-même, par la technique.

Le traitement des sujets, par des expressions moins effrayantes et moins mortifères, de même que le traitement de la lumière et des couleurs, viennent actualiser le romantisme ou le symbolisme qu’on trouve, initialement, dans les représentations de Goya.

 

Que dire de ce bouc grivois et féminin (Symbole du Mal, Sabbat des Sorcières 1820-1823), abrité sous son ombrelle (El Quitasol 1777) qui abrite sous son autre patte une sorcière dodue et chignonnée qui n’ose même pas le regarder ?

Que le mal prend ici des atours bien séduisants en dépit de la présence de la tête de mort sur le guéridon et de l’inquiétante chouette.

Que dire de cette jeune hybride aux seins érectiles, à la queue de comète solaire et aux pieds palmés, frôlant ce pauvre hère accablé et interloqué par sa propre bêtise?

Que dire de cette timide sorcière prise entre le Mal et la Bêtise, ceinturée de fleurs, dans un improbable équilibre ? Ou de cette tête fleurie qu’elle porte comme une offrande insolite ?

Que dire de ce ciel bleu si éclatant ou de ce tapis d’or ?

Dire que, pour notre plus grand bonheur, il y a là une puissante création nourrie d’imaginaire, une traduction libre et inspirée des symboles occidentaux exploités dans des formes plus traditionnelles par Goya, lui-même inspiré par Velazquez.

Mais notre plaisir ne s’arrête pas là car dans l’espace de cette exposition, nous allons pouvoir découvrir des gravures originales faites par l’une ou l’autre de nos deux artistes.

On découvre et retrouve avec Sophie Sainrapt, magnifique interprète des récits érotiques et la féministe sensuelle, un nu colossal (El Gigante, 1816). Mais elle a choisi, pour cette allégorie romantique, fidèle à sa passion pour les corps féminins, de représenter une femme aux cheveux rouges, massive et voluptueuse avec des yeux grand-ouverts.

On découvre et retrouve avec Emmanuelle Renard, le baroque expressionniste dans le traitement de couleurs (plutôt pop avec des blancs rehaussés) les apparitions d’animaux fantastiques (Chouette ou grue) et les déséquilibres magiques. Ce monde dans lequel tous les règnes se confondent.

On réalise alors qu’avec l’espièglerie, la bonne humeur et le professionnalisme qui les caractérisent, le travail d’Emmanuelle Renard et celui de Sophie Sainrapt ne pouvaient que se déployer magnifiquement, ensemble, pour cette exposition.

Du 5 au 25 octobre 2022
Galerie Terrain Vagh
24 rue des Fossés Saint Bernard – Paris 5e
Du mardi au samedi de 14h à 19h
Contact Moufida Atig : 0143254474
Galerie.terrain.vagh@gmail.Com