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Esther Ségal : La féerie des Vallons

Par Martine Boulart

MB : Chère Esther, il faut que tu saches que je suis très heureuse de t’accueillir à l’Ermitage. Mais dis-moi de ton côté, quelle est la connivence qui t’a conduite à nous rejoindre ? Et en quoi ton exposition révèle-t-elle l’esprit des Vallons ?

J’ai été conduite par une envie, la convivialité du lieu, la beauté de ton univers, la qualité des artistes qui m’ont précédée, l’art qui ici est marié en permanence à la nature…

La connivence qui m’a conduite vers l’Ermitage, c’est donc une intuition. Ton univers est peuplé d’objets, d’aura artistique, de livres, de couleurs et de raffinement et quand je viens te voir, je vois des siècles d’humanité  dans un écrin d’une nature généreuse et verdoyante qui vous emporte loin des codes en vogue et des diversions créés par la société de consommation.

L’esprit des Vallons me touche tout particulièrement et l’exposition « La féerie des vallons » réalisée in situ avec toi accompagne cette mythologie cultivée et magique à laquelle je travaille depuis un certain temps dans ma démarche photographique. Chaque image que je te propose est une tentative de manifester cet esprit spirituel qui anime nos univers communs.

Pour moi, la nature, les objets, la lumière de l’Ermitage sont autant de mondes possible de cet inconscient collectif qui anime et réanime notre être, lorsque seule la magie peut nous sauver. J’envisage ainsi l’esprit des vallons et leur féerie au travers de tes arbres, de tes pierres, de ton jardin, de tes objets romanesques comme une traversée des secrets de ta maison. Tout y est, la mémoire, le silence, la lumière. C’est cette atmosphère qui ressemble à une histoire que j’ai voulu recréer dans mes photographies.

MB : L’une et l’autre, nous sommes très sensible à la beauté, mais qu’est-ce que la beauté pour toi ? Et pourquoi est-ce un chiffon rouge pour l’art contemporain alors que nous le savons, dans le cerveau, l’art provoque une harmonie entre raison et émotion ?

La beauté est pour moi la force de l’évidence et l’incontrôlable émerveillement qui s’éveille devant cette évidence ! Je l’associe à notre capacité à contempler le sacré et la nature qui nous permet de sauvegarder notre part d’humanité. Aujourd’hui, le terme de « beau » est proscrit de l’Art Contemporain. On utilise plus ce mot, on parle plutôt d’étrangeté, de questionnement, de réflexion. C’est légitime avec l’évolution de l’art mais pour moi, l’art peut être aussi bien réflexion qu’émotion et c’est pour cela, que j’essaye de créer des scènes, des instants de grâce qui rendent encore hommage à la beauté. Car même si nous ne sommes plus dans le sentiment esthétique mais plutôt dans la réflexion esthétique, je pense que le cœur a toujours sa place et cette série « la féerie des vallons » est dédiée à cette beauté du cœur. Pour ma part, c’est cela mon « chiffon rouge », un signal fort envoyé pour que l’art ne soit pas un corps coupé en deux, d’un côté la tête de l’autre le sentiment.

MB : Dès lors, en quoi t’inscris-tu dans le paradigme de l’art contemporain, dont la valeur de base s’éloigne de la beauté et se rapproche du goût de la dérision ?

Je m’inscris dans le paradigme de l’Art Contemporain car cette recherche est en elle-même un paradigme dans sa manière de concevoir la photographie.

Pour ma part, mais cela n’engage que ma vision, c’est un paradigme au pluriel qui se joue aujourd’hui dans l’histoire de l’Art. Les pensées se croisent et se confrontent et jamais les artistes n’ont été aussi libres de s’exprimer. L’art refait l’histoire d’aujourd’hui et montre la complexité de notre société et je crois que ce qui, à première vue nous laisse parfois perplexe, sera peut-être aussi dans cent ans une évidence.

J’essaye de participer par mon travail photographique à cette réflexion tout en créant des passerelles entre le monde de l’Art d’avant et celui de demain. Je ne veux pas faire le deuil du sentiment esthétique ni celui de la beauté en Art.

MB : Mais revenons à toi, qui es-tu aujourd’hui ? Quel est le fil rouge de ta vie ? Quel était ton rêve d’enfant ? Quel trait de caractère éclaire ton œuvre ?

Je suis une femme libre qui a eu la chance de pouvoir faire ce qu’elle aime et de penser comme elle l’entend malgré les contraintes d’une société qui broie souvent ses talents sans s’en rendre compte. La liberté intellectuelle est un grand luxe tout comme le temps d’ailleurs et j’ai travaillé sans relâche pour ces convictions afin de réaliser mes rêves. Je suis née d’une famille autodidacte qui est fondamentalement artiste dans l’âme, mon père était photographe dans sa jeunesse et à travailler avec Robert Doisneau et ma mère a toujours aimé le dessin et la musique classique. J’ai eu la chance avec mes parents d’être libre de choisir mon chemin et surtout de développer mon imagination. Je passais mon temps à fabriquer des choses, à dessiner des collections de vêtements et de bijoux. J’avais créé une petite radio que j’animais dans ma chambre et je voulais être aussi éthologue car j’étais persuadée que l’on pouvait communiquer intelligemment avec le monde animal.
Le fil rouge de ma vie, c’est l’Art, le divin, la révélation et l’écriture. Ce sont quatre thèmes qui m’accompagnent fidèlement et éclairent mon chemin depuis toujours. Ils s’expriment chacun selon mon humeur. Parfois j’écris, parfois je fais des images, parfois je fais du théâtre, je pense en musique. Mon rêve d’enfant c’était de m’exprimer publiquement et je pense que j’ai réussi. Le trait de caractère qui éclaire le plus mon travail, c’est la combativité, la ténacité. J’ai toujours eu une idée absolutiste et justicière de la vie. Je suis une grande idéaliste, une guerrière aussi ! toujours en train de brandir des étendards pour lutter contre les injustices. Ma recherche photographique est un challenge et un message.

MB : Toi qui voulais devenir éthologue, comment définis-tu ta relation à la nature ? Et en quoi es-tu un artiste anthropocène ?

J’aime la nature depuis toujours. Elle est le berceau de notre naissance, elle est notre mère à tous. Je l’aime dans sa spontanéité, sans maquillage et dans sa force symbolique qu’elle imprègne depuis des siècles dans notre cœur. C’est pourquoi je suis très sensible à ce terme « d’artiste anthropocène » que tu utilises et je t’en remercie. C’est difficile de vivre parfois avec la couleur des villes et pour me ressourcer, je regarde beaucoup les arbres des jardins publics. J’ai toujours été fascinée depuis que je suis toute petite par l’histoire de Bouddha assis au pied d’un arbre.  L’arbre est pour moi, une divinité en soi, un totem, un compagnon silencieux qui voit tout. Les insectes, les animaux sont des anges déguisés qui oeuvrent en secret pour que la vie continue d’être et la nature est une arche qui nous protège de nous-même. C’est donc une relation naturellement sacrée que j’entretiens avec la nature.

Je ne sais pas si je suis une artiste anthropocène mais j’essaye. Nous sommes à une époque où l’humain a pris conscience qu’il devait protéger son environnement.

Il y a la pollution, l’exploitation excessive des richesses de la planète, la destruction massive des forêts, la menace d’extinction de la faune et de la flore à cause de nous. Plus la science progresse, plus nous détruisons. C’est là que l’artiste doit intervenir car il est un observateur intuitif qui peut changer les mentalités et j’essaye de participer à tout cela en réalisant un travail photographique hors temps.

MB : Tu me dis avoir hésité entre peinture et photographie mais tu as choisi la photographie, comment caractériserais-tu la place de ces disciplines pour exprimer l’imaginaire ?

C’est une question délicate. La place de l’imaginaire dans la photographie est présente depuis le Pictorialisme. Les photographes ont cherché à s’affranchir de l’aspect scientifique de ce médium dès le début pour faire de l’Art. Aujourd’hui, on peut au même titre que les peintres concevoir un monde de fiction. L’œil est comme un pinceau et l’esprit construit l’image. Je voulais être peintre à l’origine, j’aimais l’expressionnisme, la couleur et j’ai découvert la photographie. La révélation !

Tout en gardant une sensibilité picturale, j’ai trouvé dans la nature, la pierre, les arbres, le ciel, des formes qui pouvaient habiter les tableaux mais aussi la photographie. C’est pourquoi j’ai continué la photographie.

M.B : En quoi t’inscris-tu dans l’histoire de l’art ? Qu’apportes-tu à l’histoire de l’art ?

Pour moi, l’inscription dans l’histoire de l’Art passe par les critiques d’Art, les livres, la reconnaissance du monde de l’Art mais aussi par la recherche qui de toute manière est liée à notre vie. Nous sommes forcément contemporains sauf si on cherche à copier ce qui a été déjà fait et le mélange des deux crée l’inscription dans l’histoire.

Ma recherche artistique tente modestement d’apporter une pierre à l’édifice. Elle est issue d’un parcours universitaire, elle est issue aussi d’un imaginaire libre. Elle tente de développer une autre conception du médium photographique et d’ouvrir de nouveaux champs d’études et d’expérimentations malgré un marché de l’art qui met surtout en avant les valeurs sûres.

MB : Mais alors quelle est pour toi l’origine de l’art que l’on a l’habitude de rapprocher du sacré ?

La mort et la main de l’homme. À l’instant où l’homme et la femme ont compris leur précarité, ils ont cherché à s’attirer les bonnes grâces de l’invisible afin de soigner notre prise de conscience de l’irréversible. Nous avons tenté de conjurer cette précarité à l’aide de pensées magiques et de représentations de l’invisible et aujourd’hui encore nous tentons de conjurer cet insupportable. L’art est l’huile et le miel qui soigne.

MB : Je te propose de nous donner quelques noms, Esther, pour être plus concret, pour que nous nous représentions bien ta famille de pensée.

Quelle est la filiation artistique ? Quelles sont tes références philosophiques ?

Il y a Christian Boltanski, Anselm Kieffer, El Greco, Bellini, Van Eyck, Munch, l’art religieux, les textes sacrés. La peinture et les représentations religieuses jouent un rôle indéniable dans mon travail. Je suis très sensible à la peinture, sa lumière, la mise en scène, aux couleurs, aux reflets, aux drapés.

Le dessin me fascine aussi plus que la photographie étrangement. Car mon œil redessine mentalement le chemin de la main et du geste emprunté par l’artiste. C’est cela ma filiation artistique… la tradition religieuse en peinture, les textes des vieux livres sacrés.

Mes références philosophiques sont très variées. Heidegger, Cioran et son pessimisme éclairé, Jankélévitch, Serge Tisseron, Régis Debray, Georges Didi-Hubermann pour sa virtuosité intellectuelle, Emmanuel Levinas, Bachelard pour sa pensée poétique. J’aime aussi des auteurs tels que Mircea Eliade, Edmond Jabès, Marguerite Duras, Romain Gary, Barjavel, des psychanalystes comme Julia Kristeva, Jung, Freud, Didier Anzieu. Ils m’apportent des révélations à mes révélations plastiques et me confortent dans le chemin que j’ai choisi.

M.B : Pour résumer, quelles sont les questions existentielles que pose ton travail ?

Il y en a plusieurs. La question mystique dans un premier temps car ma recherche photographique est une quête de la révélation. L’extérieur et l’intérieur interagissent respectivement et nourrissent une forme de prescience plastique. Dans un second temps, la question de la transmission qui résonne dans mon travail sous forme d’écriture de lumière quasi automatique. Il y a aussi la question religieuse. Mon travail photographique en parcourt l’étendue, allant et venant entre l’image ressemblante et l’iconoclasme.

M.B : Qui ont été tes mentors ? Qui t’a aidé, quelles sont les difficultés que tu as rencontrées ?

Mes mentors ce sont les écrivains. Mircea Eliade et ses recherches sur le chamanisme, Jung et ses théories mélangeant le mythe et nos mécanismes mentaux. Gaston Bachelard et la générosité de sa plume. Ce sont aussi les peintres comme par exemple Georges De la tour qui ont fait de la lumière un vêtement de grâce et une école pour nous les photographes.

Sinon, il y a beaucoup de personnes qui m’ont aidé moralement car vouloir être artiste ou accéder au rang d’artiste est une prise de vie risquée, un acte engagé et une conscience aigue que l’on peut ne jamais être compris.

Dans les personnes qui m’ont aidé, il y a mon professeur de maîtrise Michel Dupré. C’est un homme généreux qui m’a accompagné et écouté tout au long de mes pérégrinations intellectuelles et plastiques. Ma mère aussi, qui m’a soutenu et supporté dans mes théories naissantes. Il faut savoir qu’à un moment j’ai failli jeter ma thèse par la fenêtre de ma chambre !

J’ai eu beaucoup de chance aussi d’être remarquée et soutenue à différents niveaux par des personnalités de l’Art tel que Jean-Luc Chalumeau, Claude Charles Mollard, Gérard Georges Lemaire, André Rouillé, Christian Gattinoni, Teddy Tibi, Martine Francillon, Eric Joly, Baudouin Lebon, José Monplet, toi-même et tous mes amis, Marc Boudal, Paul Tabet, Denys Pryen, Didier Champagne. Leur sincérité et leur attention bienveillante m’ont beaucoup porté. Mais le 1 % de chance et 99 % de travail est une phrase que l’on ne peut esquiver à moins d’être intronisé dès sa naissance et ça je ne l’oublie jamais. Rien n’est acquis et je continue de me battre tous les jours.

MB : Aujourd’hui comment définis-tu le rôle de l’artiste ? Et comment conçois-tu ton rôle, ta place ?

Le rôle de l’artiste c’est de transmettre, d’interroger. L’artiste reste le fou du roi, il doit continuer d’user de son rôle d’éminence grise pour bousculer nos croyances qui nous conduisent vers l’aveuglement. C’est une nécessité face à une cécité. Un combat à mener. La société ne grandit que par la culture dont l’artiste est l’abeille. Il a le devoir de montrer et d’interroger les pleins et les vides de notre société afin de faire évoluer les mentalités. Il est le gardien de nos âmes et le garde-fou face à l’intelligence artificielle. J’espère vraiment participer du mieux que je peux à cet idéal.

MB : Je te propose de faire un travail de mémorisation, Esther, quelle a été ta première émotion esthétique ? Et ta dernière ?

Ma première émotion esthétique vient de mon enfance. Ce sont les arbres et les insectes. Peut-être aussi, la contemplation des enfants du sud plongeant en contre-jour dans la mer lorsque j’avais onze ans. Carmen aussi ! La musique est le seul art qui me fasse pleurer.

Ma dernière émotion artistique… l’arrivée en bateau à Malte ce mois de mai 2017. J’ai été saisie par la beauté de l’architecture et la caresse du soleil sur cette cité hors du temps. C’était bouleversant de beauté.

MB : Dis-moi Esther, comment naissent les images que tu crées ?

C’est particulier… Mes images écrites à la lumière naissent de l’instinct et de la contemplation, de la pulsion et de la réflexion. Tout ce qui m’entoure est emmagasiné dans ma mémoire et se met en place mentalement. Mais il y a aussi des flashs visuels qui s’imposent à moi lorsque je fixe mon attention sur quelque chose qui m’interpelle et souvent mes créations sont la résultante de ce saisissement visuel et d’une superposition de mes univers intérieurs.

MB : Comment représenterais-tu ton musée imaginaire ?

Mon musée imaginaire serait celui d’un temple antique labyrinthique ouvert sur le ciel rempli d’antiquités et de trésor du monde, religieux, profanes, entourés de végétations avec un immense arbre au milieu et des coffres contenants toute l’histoire de l’humanité.

MB : Pour matérialiser le sens que tu voudrais donner à ta vie, quelle épitaphe voudrais-tu écrire sur ta tombe ?

Je voudrais que l’on retienne de mon existence cette épitaphe : Libre de penser, libre de créer, libre d’aimer, libre de mourir.

Saisons de Culture soutient le talent et remercie Esther Ségal et Martine Boulart pour cet excellent entretien.

L’exposition est visible jusqu’à début mars

Les Vallons de l’Ermitage

23 rue Athime Rué

92380 Guarches

Tel : 0607642793

martine.boulart@mrbconseil.com