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Jacques Gamblin : Je parle à un homme qui ne tient pas en place

La mer et la scène comme points de fuite et l’amitié en partage

Jacques Gamblin est surtout connu du grand public en tant qu’acteur plutôt qu’en tant que comédien et metteur en scène, pourtant chaque année il met en scène un spectacle au Théâtre du Rond Point. Et cette année quel spectacle ! Je parle de spectacle et non de théâtre car Jacques Gamblin, comme beaucoup de dramaturges contemporains, brouille les frontières entre théâtre, danse, son, arts plastiques, et vidéo. Les codes même de la représentation théâtrale sont mis à mal, car le spectacle a déjà commencé alors que les lumières ne sont pas éteintes : sur scène deux hommes hissent la voile d’un bateau tandis qu’on entend une radio maritime parler du rail de Ouessant dans le Finis-terrae. La scène est ainsi transformée en bateau et immédiatement, nous sommes embarqués !

Jacques Gamblin apparaît alors sur scène non pas comme on l’attend, de face et dans la lumière, mais de dos et dans l’obscurité, regardant non pas les spectateurs mais la mer projetée sur un écran derrière lui comme le marin regarde l’horizon. Il est pieds nus sur scène tel un navigateur sur son bateau qui ne veut pas être entravé dans ses mouvements et souhaite sentir le balancement de la mer sous ses pieds.

Face à nous, il s’assoit devant un ordinateur et se met à écrire une lettre. Car, malgré ses tournages et voyages incessants, Jacques Gamblin a décidé d’écrire tous les jours à son ami navigateur Thomas Coville alors que celui-ci tente de battre le record du monde à la voile en solitaire. Dans ses mails teintés d’humour, il lui raconte des pans de sa vie et surtout imagine la traversée de son ami en mer. La position de celui-ci est rendue visible géographiquement par une carte du monde projetée sur la scène, où l’on suit la trace frêle de ses déplacements au milieu de l’immensité océane qui se muera à la fin du spectacle en une peinture abstraite.

Jacques Gamblin est admiratif de ce navigateur qui affronte l’océan pour un tour du monde en solitaire, comme lui affronte la scène seul de par le monde. Un jeu de lumières au début et à la fin du spectacle permettra de fondre les deux personnages en un seul comme s’ils connaissaient le même destin, l’un en mer et l’autre en scène. Cette comparaison constitue le fil directeur du spectacle et tient la route ou le cap ! — aussi n’était il pas besoin d’introduire en plein milieu du spectacle la figure du toréador.

Jacques Gamblin écrit imperturbablement à Thomas Coville chaque jour sans recevoir aucune réponse de son ami trop occupé à tenir la barre et à lutter contre les éléments. La seule nouvelle de lui, viendra d’une dépêche de l’AFP qui signale froidement que Thomas Coville a abandonné la course suite au mauvais temps. Quels mots écrire à son ami dans cette situation qu’il sait désastreuse pour lui ? Comment ce qu’on écrit, ou plus largement donne, est-il reçu ? Et pourquoi écrit-on à l’autre : pour l’autre, pour soi-même ? Ces questions philosophiques et existentielles importantes sur « qu’est ce que donner ? »  résonnent bien sûr en chacun de nous.

Un SMS laconique de Thomas Coville vient rassurer Jacques Gamblin du fait que son ami non seulement reçoit bien ses messages mais qu’il les reçoit en plein coeur. SMS qui va être le prologue d’une lettre époustouflante de vérité, car lorsque le marin taiseux se met à parler, il parle vrai et sans pudeur. Il avoue que la correspondance de Jacques Gamblin qu’il a lue, relue, et même attendue, a été pour lui d’un grand réconfort en mer et l’a transformé.

Il confie par ailleurs, qu’au moyen de cette correspondance, Jacques Gamblin a créé avec lui une complicité que le navigateur n’avait jamais connue auparavant dans sa vie maritime, et on le suppose, intime. Une relation si évidente et si forte n’est certes pas facile à accueillir en soi, car elle amène nécessairement à une transformation de soi ainsi qu’à une transformation de ses proches autour de soi (conjoint, enfant…) afin qu’ils acceptent cette nouvelle relation et ce qu’elle fait à leur proche.

Par l’initiative de cette correspondance, par son soutien indéfectible, par son empathie sans cesse renouvelée — l’expression « j’empathise » reviendra souvent —, et pourrait-on dire son amour sans faille, Jacques Gamblin a crée les conditions pour que Thomas Coville sorte de sa réserve et exprime à son tour ses émotions, ses doutes, et ses failles en toute liberté.

Jacques Gamblin lui manifeste indéfectiblement durant toute leur correspondance son admiration sans borne « envers et contre tout », malgré l’échec et l’adversité, et malgré son abandon. Mais Thomas Coville plutôt que d’apparaître comme un héros, à l’instar de nombreux marins, se décrit comme un lâche qui préfère partir en mer plutôt que d’assumer ses responsabilités à terre. Thomas Coville est iconoclaste au sens étymologique de casser les icônes comme l’est aussi Jacques Gamblin lorsqu’il avoue au spectateur ses doutes, ses peurs, et ses victoires afin de laisser voir l’homme nu derrière le comédien et l’acteur confirmé.

Jacques Gamblin dévoile par le biais de cette correspondance à son ami mais aussi au spectateur son quotidien d’homme ordinaire qui cuisine des tartiflettes, s’occupe de sa fille, regarde des documentaires à la télé, prend des cours de tango… Tango qui inspire ses chorégraphies, notamment un très beau moment du spectacle où, sur la musique d’un tango nuevo, Jacques Gamblin danse avec une boule-ballon jaune, ressemblant à une bouée maritime qui se substitue au visage de la danseuse, point de repère mobile et sensuel comme la mer. Thomas Coville ne dira t-il pas que la mer est cette partenaire ou « cette nature qui me palpe, me prend, me jette, me caresse, me frappe, m’émeut parce qu’elle change tout le temps et qu’elle me fait changer tout le temps ».

Jacques Gamblin à la fin du spectacle raconte le retour à terre du navigateur, dur retour à la réalité que connaît également l’acteur qui sort de scène. La séquence de leurs retrouvailles est évidemment furtive puisqu’évidemment décevante, l’imaginaire fantasmé de la relation étant toujours plus puissant que la réalité vécue.

Et de même qu’on ne sait pas à quel moment le spectacle a vraiment commencé, lorsque la voile a été hissée ou lorsque Jacques Gamblin apparaît sur scène, on ne sait pas quand le spectacle finit dans la mesure où au milieu des applaudissements, l’acteur s’attarde à nous parler de lui dans un échange d’homme à homme, le spectateur occupant alors dans une mise en abîme la place de Thomas Coville, celui à qui chaque soir le temps de la représentation, il raconte ses rêves, ses doutes, et sa vérité, d’égal à égal. De la même manière que Thomas Coville a fait confiance à Jacques Gamblin en lui permettant de monter un spectacle à partir de leur correspondance, Jacques Gamblin fait à son tour confiance au public en se livrant chaque soir intimement à lui.

Correspondance qui donne lieu à ce spectacle riche en émotions et aussi à un livre édifiant publié chez Équateurs. Correspondance à lire et à relire surtout en temps de tempête personnelle, comme on relit les Lettres à un jeune poète de Rilke ou les Fragments d’un discours amoureux de Barthes, car en plus d’être un acteur, un comédien, un metteur en scène, Jacques Gamblin est aussi un véritable auteur.

Par Corinne Fortier

Spectacle au théâtre du Rond Point jusqu’au 19 novembre