Lettres

Un printemps pascalien : demeurer seul dans une chambre

Par Cybèle Air

Se dessine un moment pascalien en ce printemps 2020. Dans ses Pensées Pascal (1623-1662) écrit : « j’ai découvert que tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Etre face au gouffre infini, au manque définitif, prendre conscience qu’aucun objet fini, jamais, ne pourra venir combler le désir d’infini que nous sommes, telle est bien l’expérience radicale à laquelle Pascal nous convie. Rien, « astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste », la liste drolatique et tragique déployée par Blaise montre l’inanité à vouloir combler l’ouvert, à vouloir tenter d’en finir avec le désir. Lacan dirait que nous sommes des « sujets barrés », marqués par la scission, la déchirure, l’incomplétude. N’est-ce pas ce qui suscite la création ?

Nous voici comme les Monades de Leibniz (1646-1716), ces unités métaphysiques qui constituent l’univers, « sans portes ni fenêtres » : reclus, confinés. Nous voilà  séparés dans l’espace, « distanciation sociale » oblige, et néanmoins plus connectés que jamais. Chacun a grâce au Net un accès sur le monde dans sa globalité, ses chiffres, ses morts, et pourtant ce printemps n’invite-t-il pas d’abord à l’intériorité ? Ce qui frappe c’est l’aspect leibnizien de cette crise : ce que chacun connaît sous le vocable de « l’effet papillon ». Le monde est solidaire, chaque Monade reflète la totalité des autres, et donc chaque action infinitésimale de l’une a des répercussions sur toutes les autres : ce que le philosophe appelle « la conspiration universelle ». L’un savoure un pangolin, et voilà chacun confiné dans un espace fini, ouvert sur l’infini. De quel infini s’agit-il ?

Descartes (1596-1650) distingue dans la troisième de ses Méditations métaphysiques, l’infini et l’indéfini. L’indéfini, c’est l’infini mathématique, celui que nous pouvons construire, par équations et fonctions, comme une hyperbole se rapproche de son asymptote, « à l’infini » par abus de langage. L’infini en revanche, toujours déjà présent en l’esprit et qui le constitue comme désirant, c’est l’infini métaphysique, la trace de l’absolu en soi, ce que par commodité Descartes se résoudra à appeler « Dieu », sans pouvoir dire grand chose de plus, en tant que philosophe sérieux. Cet infini en creux en notre esprit s’ouvre donc sur un au-delà de la représentation. Ainsi voilà par l’aile de la chauve-souris, et non du papillon, notre espace restreint à se fermer, et qui s’ouvre à deux infinis : celui que nous avons construit, l’architecture mathématique d’internet, et celui qui fait de nous des êtres désirants et créatifs, le gouffre du manque de l’absolu.

La mondialisation et le développement du Net nous ont donné l’illusion d’une maîtrise du monde, d’une quasi ubiquité, et d’une immortalité via le trans-humanisme. La menace effective du virus imprévisible nous rappelle à nos limites et à notre finitude, à notre mortalité aussi. Un moment philosophique s’offre à nous, dans la détresse des corps, fragiles. Parlant de l’homme Pascal écrivait : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer ». La réalité des corps et de la matière revient en déflagration sur les écrans du virtuel. L’infini mathématique des courbes et des algorithmes, la déshumanisation qui les accompagne possiblement, la fragmentation qu’ils opèrent le plus souvent, échouent sur les rives de nos souffles, courts ou inquiets. Le résiduel de nos existences résiste à la mise en équation. Le vivant s’invente, plus riche et imprévisible, plus dangereux aussi.

Chacun ausculte désormais son intérieur, la matité des sons, le chatoiement différé des couleurs sur le mur de sa chambre, l’écart entre le fini et l’infini, celui de l’imagination et de la poésie. A nos livres, à nos pensées, à nos stylos, à nos pinceaux : tel serait le mot d’ordre dans le désordre du monde, l’harmonie dans le chaos. De l’inquiétude, Leibniz nous rappelle qu’elle signe notre nature même, à tel point que même après la mort nous continuerons à être inquiets. Il clôt son texte Les Principes de la Nature et de la Grâce par la phrase : « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais, et ne doit point consister, dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections ». A quelles perfections nous appelle le gouffre infini que reflète notre claustration ? Un retour, une ouverture à la densité du temps ?

Nos perceptions ici et maintenant, dans notre chambre, restent locales, diaprées de la lueur d’un printemps qui s’éveille, d’un vert froissé, d’un rouge hésitant, et  de toutes les inventions, celles des romanciers, des cinéastes, celles de nos papilles pour ceux qui reprendront le temps de cuisiner. La saveur des mots, celle des timbres, le velouté de la clarinette ou l’acidité du triangle, la gourmandise des couleurs, l’âpreté des concepts, l’aventure promise des livres que nous n’avions pas encore lus, autant de présents au sens de cadeaux, pour un présent à habiter. « Nous ne tenons jamais au temps présent » déplorait Pascal.  « Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». Un printemps pascalien, c’est un printemps où nous relirions Pascal, peut-être. Mais c’est surtout un printemps à vivre comme un  présent, avec intensité.