Souffle
Entretien avec le peintre Lynski par Alain Pizerra
La peinture, refuge du silence… D’un Haut Silence, pareil à celui des Hautes Solitudes de poètes inspirés et «clair-voyants»– Milosz en particulier. C’est cette qualité de silence qui crée, puis entretient le dialogue avec le peintre, aux lisières de l’indicible, ouvrant peut-être la porte sur le mystère de la création sans cesse évoqué, jamais percé.
Plutôt que d’écrire une préface sur ton travail, préface où j’aurais sans doute repris les termes consacrés et désormais historiques de – paysagisme abstrait, paysage onirique, réalisme fantastique – j’ai préféré cette amorce d’un entretien. Je sais que tu exprimes parfaitement tes motivations en tant que peintre et que tu sais décrire « l’essentiel » de ton travail. Je te laisse donc la parole, fidèle en cela aux entretiens remarquables de Jean Grenier ou de Charles Juliet, toujours à l’écoute des peintres avec modestie et même humilité, ce qui est rare. Pour Saisons de Culture ces quelques questions.
Qu’aimerais-tu tout d’abord que ta peinture dise ou suggère au regard de l’autre, qui en est peut-être le co-créateur ?
Et la peinture, la tienne en particulier, te semble-t-elle encore contribuer, si peu que ce soit, à la connaissance du monde, après tant de remises en cause et d’images accélérées ?
Tu me parles en fait d’un dialogue entre le visible et l’invisible. En termes alchimiques, les deux sont reliés. Lors d’une exposition je peux me rendre compte, en tant que peintre, si une personne en regardant une peinture est bien présente, comment elle perçoit l’œuvre. On n’est pas dans un vouloir dire, on n’est pas dans la volonté de laisser une trace. Le souffle passe quand on peint. Après, il peut rester une trace, elle vit dans le regard de l’autre.
Il témoigne par son regard de la peinture. Même si l’autre n’est pas dans la narration, je peux redécouvrir ma peinture à travers son regard et l’attention qu’il y porte. On voit bien dans un musée la qualité d’attention des gens. Certains passent devant les tableaux. D’autres prennent le temps, il y a une sorte de transe. Regard et écoute, c’est de cet ordre-là.
Tu pratiques dans ta vie une forme d’ascèse mettant en correspondance l’écoute du corps et les épreuves de l’esprit. Tu ne souhaites pas qu’on l’évoque. Pourtant ton éthique de vie paraît bien indissociable de ta création qui en est l’aboutissement.
L’aspect méditatif est de fait lorsqu’on peint… La peinture ne rend compte que d’une respiration intérieure.
Respiration intérieure qui évoque peut-être la respiration profonde des œuvres de Rothko ? Tu es aussi un homme de Terre et tu aimes la matière. Parle-moi de ce dialogue avec les formes concrètes que tu découvres ici ou là, de ta complicité avec les pierres, les os de seiche – que je t’ai vu ramasser sur une plage – et aussi de tes rêves dans un regard intérieur posé sur leur réalité. Sont-ils aussi un support concret pour l’enseignement que tu donnes de la peinture et du dessin ?
Ces cailloux [Lynski tourne dans ses mains un galet rond et lisse, et une pierre de silex aux arêtes tourmentées]… Tu vois le poids, la texture, la variation colorée, les matières qui s’animent. Sur un paysage, si tu touches, si tu regardes, si tu prêtes attention à cette partie-là d’univers, par ses variations tu es en osmose avec ce paysage. Dans l’enseignement, comment initier le regard des gens ? Comment leur faire sentir les éléments d’harmonie ? Par un effet de contraste, les volumes, le diaphane. On peut juste stimuler l’attention des gens à sentir leur perception de l’objet visualisé.
Enseigner est un cheminement, une découverte de ses propres trajets à travers l’écoute. L’enseignement est un partage, une transmission, une stimulation aussi bien pour celui qui enseigne que pour celui qui reçoit. L’enseignement a un rôle sacré au sens d’un échange dans un espace en un temps donné, destiné à s’ouvrir à l’essentiel. Ça peut-être la musique, ça peut-être la peinture, ça peut-être la promenade, comme on l’a faite là, avec ces cailloux! Promenade en matière minérale, végétale, champs de matière inspirés par l’énergie qui les traverse… Par la peinture, objet d’une certaine matérialité, il y a changement d’état. Notre attention dans le monde physique ouvre des altérités. On travaille avec la matière picturale, les pigments, les liants, des outils et cela se transforme matériellement sur un support.
Ce qui se passe est simple et étrange.
Exigence et sûreté du geste, maîtrise du trait et de la couleur. Tes tableaux – cela apparaît vite par les titres des suites : Souffle, Tsunami, Éole, Abysse – agitent des forces essentielles, des rythmes premiers associés à la matière. Pas de calme plat. Et même si le terme est devenu lui aussi historique, te sens-tu visionnaire dans un mouvement Sturm und Drang qui semble tout emporter? Romantisme, Symbolisme, Gustave Doré …. Enfin et en contraste, l’art du trait et de la calligraphie, voie indissociable de l’idée philosophique.
Il me reste en mémoire une situation où l’on me demandait quel mot déterminait l’essence de « mon art ». Le terme qui me vint à l’esprit fut le rythme. Le rythme en peinture, le rythme en dessin, le rythme en calligraphie relie le tout. Il n’y a pas d’identification, le rythme est ce qui se sent, pas ce qui est dit. L’événement, l’acte de peinture est relié à travers le rythme, tantôt lent et posé, tantôt vif, gestuel et mouvementé. S’ouvre alors un espace.
Peux-tu parler du dessin, puisque c’est un dessin que présente Saisons de culture?
L’ouvrage dessiné se relie à la peinture, est consécutif à la peinture. Quand je dessine, les outils sont les plus simples : une feuille blanche, que j’appelle l’Éther, le pot d’encre est le Kháos et le pinceau est l’axe vertical de l’esprit qui traverse le Kháos en nourrissant les formes. Je partage la vision d’Ovide sur l’origine du monde dans ses Métamorphoses.
La chorégraphie dessinée part d’un support «éthérique», le papier réfléchit la lumière où dansent les traits rythmant un paysage infini, le tracé entre en résonance. On découvre ce que l’on fait en le traçant.
Cette formulation est présente dans d’autres cultures. L’Orient a cette connaissance du Kháos à travers l’encre. Ils parlent de l’espace en termes de vides et de pleins, et nous en Occident parlons d’ombres et de lumières, sans que cela s’oppose : ce sont deux manières de sentir le monde. Les artistes orientaux sont dans un univers de perception différente.
L’acte artisanal du faire, c’est-à-dire initier l’acte de peinture, réalise l’esprit dans la matière. On encre/ancre l’énergie dans l’Éther du papier à travers le rythme. Je laisse faire l’humeur, elle initie le rythme qui va transposer l’inspiration dans le geste. On a la surprise de voir naître sous sa main tant de variations !
La connaissance acquise stimule l’esprit à découvrir. À travers l’exercice fondamental d’un art on retrouve une connaissance en dehors de toute transmission écrite ou parlée, en dehors des institutions et des académies. L’art transmute tout système d’identification péremptoire et ça, c’est l’art classique qui le demande. L’art classique est une relation directe avec la nature, tout simplement. L’académisme est la lecture de la chose perçue par autrui. C’est intéressant car il maintient des savoirs dans le lieu fermé d’une académie et transmet une mémoire, mais il n’est pas à confondre avec l’initiation classique à la nature.
Poursuivons sur l’élément de l’ombre et de la lumière (qui s’accorde aux « vides et pleins » que l’on peut pressentir en Occident). J’utilise en enseignement des éléments très concrets pour faire sentir des choses impalpables. Comment peut-on traduire une ombre en peinture ? C’est quoi l’ombre ? Je mets un objet ici [il prend un grand galet plat, le place à la verticale devant la lumière qui rentre par la fenêtre] qu’est-ce qu’il se passe ? En physique, c’est une perte d’énergie [il désigne l’ombre projetée sur la table] masquée par la matière de la pierre. L’ombre n’existe pas en tant que telle, c’est juste une perte d’énergie.
Peindre avec énergie génère un changement d’état, les odeurs des matières picturales, térébenthine et autres, participent à cette transformation, une fatigue physique a lieu qui plonge dans une forme de transe. Encore plus lorsque je peins de grands formats, la nécessité d’avancer crée une fatigue étrange. La peinture nous tire, et pour ces grands polyptyques l’intensité physique est nécessaire pour rythmer les formes.
Une dernière question, comme un piège amical. T’imagines-tu peindre autrement ou autre chose pour empêcher ton ‘tempérament’ de peintre de se couler – ou de couler – dans un style ?
Ah ! Le style [sourire] ! Non, ce n’est pas un piège du tout ! Le style c’est le monde de la forme, de l’académisme. Le style c’est l’énergie figée qui permet aux gens d’identifier des repères.
Le style est une conséquence en soi. Si c’est une volonté, alors c’est une application à déterminer une forme. C’est le monde de l’art appliqué. C’est s’appliquer à rentrer dans un cadre déterminé, pour une fonction, pour une commande. L’art majeur c’est, je dirais, être astyle.
Par exemple, de l’extérieur on peut dire effectivement qu’une manière gestuelle s’apparente au mouvement d’abstraction lyrique parce que le monde sociétal a besoin, semble-il, de définir les choses pour qu’elles existent en son sein, sinon elles n’existent pas. On est vraiment dans ce monde de la forme qui touche à l’académisme – encore une fois, l’académie est intéressante parce que c’est aussi une bibliothèque. Aller directement à la source en nature, est pour moi le classicisme, c’est-à-dire aller directement témoigner d’une perception.
Lorsque nous peignons, nous témoignons de nos perceptions, c’est cela le sens du terme « vision ». Tu parlais de ce qu’était « visionnaire ». C’est visionnaire dans le sens de témoigner d’une vision des sensations.
Merci Lynski. Pour ma part je poursuis ce dialogue extravagant – le moins de mots possibles – à travers les correspondances qu’offre la peinture. En quête d’une pensée profonde qui ne se dévoile pas ? Ou simplement dans la fraîcheur d’âme d’un regard premier ?
(Crédit photo Jean Timsit)