Portraits

Thierry Tessier,  historien de la mode

Entretien avec Mylène Vignon

Le nom de Thierry Tessier rayonne sur l’art de la mode et de la couture à Paris et à travers le monde. Il se rend fréquemment en Chine pour y diffuser le savoir-faire à la française, lors de masterclass, où il est accueilli avec les honneurs qu’il mérite. Ses conférences sur l’histoire de la mode et du costume, sont appréciées par les plus exigeants.

Entretien

Cher Thierry, le monde feutré du costume et de la couture, semble faire partie chez toi d’un véritable mode de vie, peux tu nous en conter la genèse ?
Oh merci chère Mylène pour cette douce présentation, mais je dois d’abord avouer que je ne suis pas connu à travers le monde, tout au mieux à travers Paris, un peu en Chine, un chouia en Russie et un zest au Royaume-Uni. La plus belle de mes fiertés est qu’en 15 ans d’enseignement post bac, j’ai croisé le chemin d’environ 6.000 étudiants et selon les notes d’évaluation qui m’ont été remises par les étudiants, il semble que pour beaucoup, je leur ai laissé un bon souvenir. D’ailleurs je conserve contacte avec beaucoup d’entre eux et souvent, je les soutiens dans leur début de carrière. Quoi de plus beau que de me dire que j’ai pu être utile, que j’ai peut-être permis leur éveil vis-à-vis de l’art et de la mode ?

Pour revenir plus précisément à ta question, je suis tombé dans la mode un peu par hasard pour être honnête, j’ai suivi ma formation d’historien de l’art chez Christie’s Education et Cambridge University. De là je me suis fortement intéressé aux tableaux du XIXème en réalisant mon premier inventaire pour la famille Rothschild et la collection Smith-Lesouëf, j’ai compris rapidement que les portraits anonymes du XIXème était un vaste champ d’étude. J’ai donc commencé à me créer des bases de données des coiffes de pays et bijoux de France et de Navarre pour m’aider à identifier la localisation et l’époque à laquelle le tableau avait était peint. Par la création de ce canevas d’analyses, il est possible de déterminer une ère géographique d’environ cinquante kilomètres et une période de 5 à 10 ans. Le XIXème est en effet d’une rare précision car chaque ville, voir quartier en Europe possédait son costume, ses bijoux et son patois. Par la suite mon premier vrai travail fut comme acheteur pour la collection privée de Paul Smith à Londres durant deux années. J’ai voyagé à travers l’ensemble du Royaume-Uni pour enrichir sa collection et j’ai eu chaque semaine des entretiens très libres avec lui. Nous avons pu échanger sur l’art, la culture et la mode. Ces échanges m’ont enrichi autant en stratégie de mode qu’en culture mode. A mon retour à Paris, j’ai continué à me former dans cette discipline, écumant bibliothèques, documentations et presses afin de me sentir prêt à enseigner l’histoire de la mode. Une discipline qui requiert beaucoup plus de finesse qu’imagine le quidam, car il faut en effet compiler une grande maitrise de l’histoire, une bonne connaissance sociétale et une vision de la stratégie. Bien enseigné ce cour est aussi pour moi la possibilité de véhiculer les valeurs de tolérance, d’ouverture d’esprit et de compréhension de la géopolitique. Je n’ai de cesse de continuer à apprendre et à découvrir moult détails passionnants. J’avoue que mes cours après tant d’années bien mieux construits mais aussi bien plus poussés, pour les étudiants, il se trouve souvent devant une tornade d’informations transversales, mais bien distillées, avec humour et passion, la transmission passe.

Quels furent tes pairs en matière d’inspiration ?
Le goût de la couleur me vient assurément de Paul Smith évidement, mon côté décalé je le dois à Vivienne Westwood dont j’apprécie tant l’énergie et les valeurs. Christian Lacroix fut aussi un exemple par sa passion de l’histoire de la mode et sa capacité à savoir s’en inspirer. Quant à mon côté perfectionniste, je le dois à Maryvone Herzog qui m’a enseigné l’incrustation de la dentelle à la main, technique de moins en moins maîtriser actuellement.

Tu animes une émission de radio, Le grand Moghol, placée sous le signe de la Culture, d’où est venue cette idée, peux-tu nous en expliquer le titre ?
Le Grand Moghol est un hommage à Rose Bertin, qui était la modiste de la Reine Marie-Antoinette. A la fin du XVIIIème siècle, nous n’utilisons pas encore le terme de styliste. Elle fut la première femme de la mode connue et reconnue de tous. Elle avait un magasin situé près du Palais Royal au niveau de la déjà très chic Rue du Faubourg St Honoré dont le nom était le Grand Moghol. Nom, au combien exotique puisqu’il évoque l’Empire Moghol en Inde d’où étaient originaires les diamants entre la fin du moyen-âge jusque la fin du XVIIIème. Ces mots évoquaient le luxe, l’inaccessible, le mystère. En reprenant ce nom, ma référence est évidement envers cette femme de caractère, roturière qui a su atteindre les sommets de la profession dans une époque si complexe. Elle eut une vie hallucinante, riche et passionnante. C’est l’essence, selon moi de culture à la française, de la passion et de l’audace.

Comment recrutes-tu tes invités ?
J’invite depuis deux ans, tous les quinze jour, pour un interview d’environ une heure, des personnes de l’art et de la mode qui comptent à mes yeux autant par leur créativité, leurs  initiatives que leur force de réflexion. Quelques fois ils sont connus de tous, parfois ils le devraient. Cette émission se fait dans le cadre de Radio Olympiades, une radio association où la parole est entière libre. Je me souviens par exemple de trois émissions exceptionnelles : l’une fut avec Chantal Thomass dont la gentillesse est proverbiale et la force d’analyse si juste. Aurélien Barrau, l’astrophysicien fut également des nôtres, sa puissance intellectuelle de poète, philosophe et scientifique m’a réconcilié avec moi-même et les conversations parfois pauvres que j’entends ou lis sur les réseaux sociaux. Enfin la dernière invitée qui m’ait marqué fut Lucienne Moreau – ancienne chroniqueuse sur Canal+ –  qui du haut de ses 87 ans a livré son cœur avec émotions et simplicité, selon moi, ce fut mon émission la plus intimiste et la plus touchante. Je me souviens également d’autres conversations passionnantes comme avec Hannibal Volkoff ou Erwan de Fligué.

Peux-tu, sans trop trahir,  nous faire partager quelques «ragots» croustillants ?
Ha ha, qu’est-ce qu’un ragot si ce n’est une vérité qui n’est point encore dévoilée. Ce qui me trouble le plus c’est qu’à l’instant ‘T’ ce sont des choses secrètes, mais que dans 50 ans il sera crucial de les savoir pour avoir une vision compréhensible de la période. Et souvent les protagonistes meurent avec leur secret, quelle perte pour l’histoire! Promis je ne mourrai pas avec mes souvenirs et je les coucherai dans une autobiographie, mais il faudra attendre encore 30 ans pour cela. Par contre ce que je puis dire sans risquer la diffamation ni d’autres soucis, c’est que nous voyons les affaires d’abus sexuels éclatés dans le monde politique, sportif mais je demande qui sera la personne de la mode qui osera lever le voile sur des pratiques disons peu morales. Le monde de la mode pardonne beaucoup à certains grands noms, mais le devons-nous ? Doit-on tout accepter sous le couvert de la créativité ? Un jour ces scandales seront dans la presse et beaucoup de marques et créateurs devront se justifier.

Tu aimes les personnages hauts en couleurs, vêtus avec élégance et excentricité, crois tu que ce soit à cause de ta date de naissance située en pleine période carnaval ? (sourire )
Ha ha, voici une question totalement surprenante, mais que j’affectionne. Ma naissance y est pour beaucoup car en effet, je suis quelque peu janséniste dans la vie. C’est-à-dire que je considère qu’il est fort difficile de se changer, mais qu’avec les années nous devenons in fine de plus en plus nous-mêmes. D’ailleurs je pense que la crise de la quarantaine que beaucoup connaisse et dont j’ai le plaisir de ne pas souffrir, est due en grande partie au constat qui est souvent un désaveu de ses promesses de jeunesse. Enfant, je voulais être libre, écrire, apprendre, chercher, voyager et être différent. A mon petit niveau j’ai réussi ces objectifs. Je ne veux ni devenir directeur de musée, ni documentaliste d’un fonds patrimonial d’une grande Maison de Couture et encore moins devenir gestionnaire d’une marque. Non, ce que je veux c’est la liberté d’être moi, conserver ma liberté de parole, d’action. La créativité, comme tu le sais, ma chère amie, ne se résume pas uniquement dans le coup de crayon ou les bons mots, mais peut-être aussi un art de vivre comme le disait à si juste titre Oscar Wilde.

Enfant, avais-tu déjà le goût du déguisement ?
Nous rentrons dans mon intimité, alors oui j’ose le dire, je me travestissais en fille étant enfant. Mes parents étaient gênés, ils ne savaient qu’en penser, car je sortais ainsi dans la rue. Moi j’avais entre 5 et 8 ans et je n’y voyais rien de mal. Evidement cette attitude dépassait largement le fait de se ‘déguiser’. Mais ceci rejoint un questionnement primordial. Pourquoi porter des habits ? Cette question qui peut paraître saugrenue, ne l’est nullement quand l’on se penche sur les questionnements et réflexions des philosophes qui ont théorisé cet abstract au cours du XXème siècle. Pour faire court, le vêtement est le résultat d’un syncrétisme de notre culture religieuse, sociétale et politique. Dans mon enfance, le travestissement était le reflet de mon positionnement face à l’aspect sociétal, face à ma sexualité. Le vêtement n’est pas superficiel, il faut savoir choisir les bons mots quand l’on vous demande un avis sur une tenue. Les dégâts peuvent être bien plus lourds de conséquences qu’une simple déception.

Quel est le personnage extravagant auquel tu aurais aimé ressembler ?
Pourquoi ne pas envisager Monsieur, le frère de Louis XIV. Il était riche, avait une reconnaissance, mais nuls inconvénients comme son frère. Monsieur a su profiter de la vie et sans se cacher, il a su se faire apprécier pour ses qualités.
Je pourrai également envisager Luisa Casati (1881-1957) femme la plus riche d’Italie qui a vécu pour la fête et a organisé les soirées les plus mémorable du siècle. Je suis bien triste de les avoir manquées…

Quels sont tes projets pour cette année mémorable 2020 ?
Ils sont nombreux ; intégrer la Chambre Nationale des Experts Spécialisés en tant qu’expert en mode 1850-1950 et dentelles anciennes et ainsi être enregistré auprès du Tribunal de Paris. Ensuite, je serai membre du jury du salon d’art contemporain UniVersArt à St Petersbourg organisé par l’artiste Natalia Dupont Dutilloy. Ce seront plus d’une centaine d’œuvres exposées durant un mois dans un palais de la capital des Tsars. Je dois également ouvrir un nouvel espace d’exposition à Boulogne-sur-Mer, ma ville natale, en septembre, ce sera un incubateur qui se voudra audacieux et ouvert à tous. Je désire terminer la transcription du journal intime de Robert Nelissen, directeur artistique tristement oublié en vue d’une parution en 2021, terminer l’inventaire de la collection de peintures de Bernard Turiot soit plus de 2000 œuvres, organiser une vente aux enchères de prestige pour la collection Edighoffer. Il me faut continuer le développement du centre de formation que j’ai fondé avec Frédérique Lecerf, artiste et docteur en arts plastiques lequel se nomme Experimental New College of Arts, nous avons déjà une demande par le Centre Pompidou de Paris et du Géant des Beaux-Arts pour apporter des formations-performances artistiques et universitaires. Il y a aussi le montage de huit expositions chez Vanities Gallery, et quatre en Chine et enfin l’enseignement qui reste crucial pour ne pas perdre pied.

Penses-tu que ces nouvelles années 20 nous annoncent une autre Belle Epoque, placées sous le signe de l’élégance ?
Les vingt prochaines années pour moi verront de plus en plus une personnalisation du vêtement et du corps, le piercing et les tatouages sont là pour longtemps croyez-moi, c’est un mouvement de fonds qui révèlent le besoin d’identité dans un monde de plus en plus formaté.  Il y aura aussi un grand écart à combler entre une société où l’hyper sexualité est omniprésente et une montée de la morale. Comment concilier cette schizophrénie? Va également se poser la question de plus en plus sensible de l’appropriation culturelle. Enfin les questions du no-gender et gender fluide vont prendre davantage de poids dans les prochaines décades.
Quant à l’élégance ? Ce sont les attitudes et non des costumes qui la font ! L’élégance comme le beau peut être visible dans le laid si celui-ci est excessif. Karl Huysmans n’aurait pas démenti mon propos si je disais que chaque génération forme ses tendances mais l’élégance pas définition est innée et ne quittera jamais nos vies. Par contre à savoir si cela vous plaira, je puis vous assurer que nous serons surpris comme chaque génération qui nous a précédés. C’est inévitable. C’est un important effort de notre part que de rester tolérant sur les nouvelles tendances qui nous choqueront immanquablement. Mais c’est aussi le gage de leur appropriation du monde donc vivement que je sois choqué ou émerveillé car ce sera le signe que les jeunes ont pris le monde en main et que je peux commencer la rédaction de ma biographie…

Quelle est ta maxime préférée, s’il est une !?
Je ne sais pas si j’ai réussi ma vie, mais au moins j’en ai bien profité. Dixit Robert de Montesquiou, esthète et mondain de la fin du XIXème siècle, un homme énigmatique et fascinant à bien des égards. Ce sera mon épitaphe ! J’aime ce dicton aux accents populaires qui est comme souvent d’une grande sagesse et humilité.

Je profite de cette possibilité pour poser la question à toute personne, quel est le but de notre vie ? Si ce n’est le bonheur ? Le bonheur n’est possible selon moi sans la liberté totale d’expression, d’action et de penser. Depuis 10 ans nous voyons un monde évolué dans un sens que je n’eusse imaginé et qui me trouble. Je vois auprès des étudiants, combien, ils manquent de culture, mais aussi combien, ils sont heureux d’apprendre. Si nous laissons les murs se construire réellement à travers la société et les frontières nous nous privons de l’enrichissement de la communication avec l’autre. Sans être Candide, mes 15 ans d’enseignants m’ont démontré que si nous sommes passionnés et engagés, nous pouvons aider l’autre à changer sa position intellectuelle. Alors motivons-nous pour que notre société ne devienne pas le cauchemar de l’enfant qui demeure toujours en nous.

THIERRY TESSIER
Expert en art et historien de la mode
Vanities Gallery