Lettres

« Anachronique du flâneur » N° 33

Marc Albert-Levin

Chère lectrice, cher lecteur

Tout le monde n’aime pas lire. Hier encore, je l’ai vérifié. Je rentrais en taxi du Centre Pompidou. Le chauffeur m’a demandé : « Est-ce que vous aimez lire ? » J’ai répondu –Non seulement j’aime lire, mais j’aime aussi écrire sur ce que j’ai lu… –Alors j’ai un livre pour vous. –Mais de quoi parle-t-il ? –Je n’en sais rien mais il prend de la place dans le coffre de ma voiture et je sais que je ne le lirai pas. C’est un de mes clients, un intellectuel sans doute, qui me l’a donné. Il va souvent Porte de La Villette … » Et quand nous sommes arrivés, il m’a donné un livre intitulé Ravel Bolero.

Ravel Boléro coédité par les Editions de La Martinière
et La Philharmonie, musée de la Musique de Paris

Même si vous, chère lectrice, cher lecteur, vous aimez lire, je dois vous en avertir  – cette anachronique est très longue. Elle déborde de tant de choses à vous raconter que, pour ne pas être trop rasoir, j’ai demandé à mes vieux amis Omar Khalber et Zéglobo Zéraphim de m’aider à la rédiger.

Omar Khalber. Décidément, Marc Albert, jamais aucune de tes chroniques n’aura mérité mieux que celle-ci son nom d’anachronique. La plupart des expositions dont tu veux parler sont passées, bien passées.

Zéglobo Zéraphim. Mais heureusement, elles ne sont pas dépassées. Très passées, mais pas trépassées !

Marc Albert-Levin. Toujours pareil, Zéraphim, à jubiler quand les mêmes sons veulent dire des choses différentes. A toujours préférer les résonances aux raisonnements. Si ces expositions n’ont pas, comme tu dis, « trépassé », c’est grâce aux catalogues et aux C.Ds qui sont là pour me les rappeler. Et les lieux restent les mêmes, inchangés.

Omar K. Et cette fois-ci, où ta flânerie va-t-elle nous emmener ?

M. A.-L. Au Centre Pompidou, d’abord, dans le Quartier des Halles voir deux expositions : Surréalisme, (du 4 septembre 2024 au 13 janvier 2025) et Paris Noir (du 19 mars au 30 juin 2025). Je suis allé voir la deuxième hier, dimanche 31 mars. Elle sera visible jusqu’en juin, et j’en parlerai donc dans ma prochaine anachronique, avec d’autant plus de plaisir que j’y ai retrouvé de grands amis : l’écrivain James Baldwin, le photographe Emil Cadoo, les peintres Beaufort-Delaney et Bob Thomson.

Omar K. Et qu’as-tu à nous dire de l’exposition Surréalisme ?

M. A.-L. Mon fils Kimson était allé la voir avant moi. Il en est revenu en disant ;

Kimson.« Pour moi, c’est Max Ernst le champion. Peintures, sculptures, collages, c’est lui le meilleur, toutes catégories confondues. »

M. A.-L. Et il m’a offert un somptueux catalogue avec en exergue une phrase d’André Breton extraite du Discours sur la position politique du Surréalisme au Premier congrès international des écrivains pour la défense de la culture en 1935.

O. K. C’est un projet venu d’Union soviétique ?

M. A.-L. A l’origine, oui. Un de ses instigateurs, Henri Barbusse, avait fait de nombreux voyages en Union soviétique et même écrit un ouvrage à la louange de Staline. Mais ce congrès devait avoir lieu à Paris, en France, terre des Droits de l’Homme. Outre Breton et Aragon, y participaient Gide, Malraux, Brecht.

Z. Z. Heureusement qu’Aragon se prénommait Louis et Brecht, Bertold ! Autrement, ils se seraient tous appelés André !

O. K. Ah ah ! Très drôle Zéraphim ! Mais ne nous éloignes pas du sujet. Indépendamment du très grand nombre de participants et de la notoriété de certains d’entre eux, Marc, qu’est-ce qui a fait de ce Congrès un événement si important ?

M. A.-L. C’est là qu’ont été débattues certaines questions qui se sont posées pendant tout le XXe siècle. Notamment, face à la montée du nazisme, la position des intellectuels de gauche vis-à-vis du Parti communiste. Certains, cette année-là, comme Breton qui y adhérait depuis 1927, ont quitté le Parti. D’autres, comme Aragon, Eluard, Fernand Léger ou Picasso y sont restés fidèles toute leur vie.

O. K. Et quelle est cette phrase de Breton prise en exergue du catalogue de l’exposition Surréalisme au Centre Pompidou ?

M. A.-L. « Changer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » La mise en page de ce (lourd, très lourd) catalogue est d’ailleurs originale. Il se divise en deux parties que l’on peut ouvrir indifféremment d’un côté ou de l’autre. « Changer le monde » avec une couverture de Max Ernst qui représente un monstre menaçant. Cette toile de 1937 porte un double titre ambigu Ange du foyer (Le triomphe du surréalisme). Et « Changer la vie, avec une couverture de Magritte. Une fois la première partie lue, pour lire la seconde, il faut tourner le livre selon le principe du topsy-turvy.

 

Max Ernst. Changer le monde

René Magritte. Changer la vie

Z. Z. Qu’est-ce que ce truc-là ? C’est imprimé tête bêche ?

M. A.-L. Si tu veux. C’est le même principe de mise en page que celui adopté par Jean-Luc Planche pour mes 7 Historiettes en mode mineur, aux Editions de La Lucarne des Ecrivains. D’un côté, le français, et de l’autre l’anglais Stories from A to G in a minor key. Il faut tourner le livre, sinon les pages sont à l’envers.

O. K. Cette exposition Surréalisme, quand tu l’as vue, qu’en as-tu pensé ?

M. A.-L. Il y avait d’abord ce que je croyais connaître par cœur, le petit film-culte diffusé à l’accueil en boucle et que l’on pouvait revoir en faisant la queue pour rentrer : Un Chien Andalou. Un classique qu’il est possible de retrouver sur You Tube : 20 minutes filmées par Luis Buñuel et Salvador Dali en 1928. Avec des images choc qui en font l’archétype même du film surréaliste.

O. K. Comment ça ?

M. A.-L. Un homme affûte une lame de rasoir avant de l’approcher de l’œil révulsé de l’actrice principale. Image immédiatement suivie d’un fin nuage qui traverse horizontalement la lune selon l’exacte trajectoire d’un rasoir prêt à trancher un œil.

Affiche du film de Luis Buñuel et Salvador Dali en 1928

Z. Z. Ce que je préfère, moi, c’est quand les mains de l’acteur, un macho impulsif, se posent avec brutalité sur la poitrine d’une femme habillée qui résiste. Immédiatement suivi de l’image de ses seins nus dans les paumes avides de son agresseur que l’on voit exulter de façon bestiale.

M. A.-L. Cela ne m’étonne pas de toi, Zéglobo. Ce n’est pas pour rien que les Surréalistes avaient placé Sade dans leur panthéon. Comme Freud, mais de façon plus brutale sans doute, « le divin marquis » faisait prendre conscience de l’importance de la sexualité.

O. K. D’autres choses, dans cette exposition, que tu connaissais déjà par cœur Marc ?

M. A.-L. Bien sûr, Omar ! N’oublie pas qu’en 1970 Dore Ashton responsable du département des arts de Cooper Union à New York, m’avait chargé d’un cours sur le dadaïsme et le surréalisme …

O. K. Qu’est-ce que tu en connaissais ?

M. A.-L. A l’époque, pas grand-chose.

O. K. Alors qu’est-ce qui t’avait amené là ?

M. A.-L. J’avais écrit dans Les Lettres françaises, le journal dirigé par Aragon, un article sur la dernière exposition surréaliste organisée du vivant d’André Breton, en 1965 – « L’Écart absolu » à la Galerie de l’œil à Paris. Je l’avais intitulé « Tout est relatif, seul cet écart est absolu ».

O. K. Tu savais ce que voulaient dire ces termes d’« écart absolu » ?

M. A.-L. A l’époque, pas du tout. Breton les avait empruntés au philosophe utopiste Charles Fourier(1772-1837), auteur de L’Attraction passionnée. Selon Fourier, l’attraction céleste découverte par Isaac Newton pouvait être étendue aux relations humaines. Si au lieu de les réprimer la société donnait libre cours aux attractions passionnelles que des personnes éprouvent entre elles, une harmonie universelle règnerait. Depuis 1945, date à laquelle Breton, en exil à New York, avait découvert la pensée de Fourier, il avait constamment proclamé son admiration pour elle. Il pensait qu’elle offrait une issue permettant de résoudre les maux de l’époque actuelle.

Charles Fourier. « Colomb pour parvenir à un nouveau monde continental adopta la règle d’écart absolu ; il s’engagea dans un Océan vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle ; faisons de même, procédons par écart absolu, rien n’est plus aisé, il suffit d’essayer un mécanisme en contraste du nôtre ».

M. A.-L. L’Exposition Surréaliste, à La Galerie de l’œil à Paris en 1965, présentait deux créations collectives. La première, Le Consommateur était un assemblage cruciforme en forme de robot, de 4 m. de haut, une structure recouverte de toile à matelas rose. Son visage était un écran de télévision et son ventre, une machine à laver. Selon les Surréalistes, ces avancées technologiques, au lieu de libérer les femmes, les maintenaient en esclavage. Fourier déjà, dans sa Théorie des Quatre Mouvements (1808) appelait à une réorganisation sociale qui consacrerait l’égalité des femmes …

Charles Fourier. « … l’extension des privilèges des femmes [étant] le principe général de tous les progrès sociaux. »

M. A.-L. Accrochée au dos du Consommateur, il y avait une pancarte sur laquelle était écrit HT 110 QT (prononcez ach’tez sansdis cu ter).

O. K. Et la deuxième création collective ?

M. A.-L. Un grand meuble intitulé Le Désordinateur, contraction des mots désordre et ordinateur, un terme qui venait d’être déposé par IBM, la redoutable compagnie dont les initiales veulent dire International Business Machine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le système de cartes perforées, en centralisant des données ethniques, facilita les persécutions dans l’Allemagne nazie.

O. K. Les Surréalistes voulaient marquer leur défiance à l’égard des nouveaux cerveaux électroniques. C’était une très haute armoire munie de casiers et de panneaux de commande qui rappelait les premières machines de la cybernétique.

Z. Z. Mais tu parlais, Marc Albert, d’une étrange coïncidence ?

M. A.-L. Oui. Il se trouve que l’auteur de l’affiche pour L’Écart Absolu était un graphiste du nom de Pierre Faucheux. Il avait également conçu la nouvelle maquette des Lettres françaises, l’hebdomadaire dans lequel étaient publiés mes articles.

Z. Z. Franchement, qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse ?

M. A.-L. A vous rien du tout. Mais à l’époque il n’y avait que deux journaux qui rendaient compte de la vie culturelle : Arts, politiquement situé plutôt à droite et Les Lettres françaises, soutenues par le parti communiste.

Z. Z. Et cela t’avait convaincu de ta propre importance ?

M. A.-L. Oui. Ce que j’écrivais était lu par la petite intelligentzia parisienne. Et pas seulement. Un jour, j’étais assis dans le métro en face d’un homme en train de lire un article que j’avais écrit. Je n’ai pas résisté à l’envie de le lui dire.

O. K. Indépendamment d’avoir écrit dans les Lettres françaises, le journal dirigé par Aragon, un article sur l’exposition L’Écart absolu, quelle qualification avais-tu pour donner un cours sur le surréalisme à Cooper Union ?

M. A.-L. Aucune. Sinon que la directrice du Département des Arts à Cooper Union était la critique d’art Dore Ashton. Et que j’avais traduit de l’anglais pour Cimaise un article d’elle sur la sculpture américaine au Musée Rodin.

O. K. Mais à Cooper Union, en 1970, quel genre de cours pouvais-tu bien donner à tes élèves ?

M. A.-L. Je leur avais proposé de faire un Hommage à Marcel Duchamp. J’avais ramassé dans le Lower East Side un panier en rotin abandonné et l’avais posé sur un haut tabouret. Puis j’avais demandé à ces étudiants en dernière année de Cooper Union, leur école d’art, d’y déposer un objet trouvé, un ready-made, accompagné d’une petite note expliquant les raisons du choix de leur ready-made. Sans oublier de spécifier leur nom, leur âge et leurs projets s’ils en avaient.

Pierre Faucheux : affiche de l’exposition internationale du Surréalisme, Galerie de l’œil, Paris, 1965
 

L’article paru dans les Lettres françaises N°1.110 – du 16 au 22 décembre 1965

 

Interview de Dore Ashton, parue dans Cimaise en 1966

 

 

O. K. Et comment ont-ils réagi ?

M. A.-L. En bons élèves qu’ils voulaient être, ils l’ont fait sans broncher. Mais lorsque j’ai refusé de leur donner des notes, ils étaient furieux. Ils fréquentaient l’école pour obtenir un diplôme, pas pour m’entendre dire que les écoles d’art ne servaient à rien.

O. K. Alors pourquoi acceptais-tu d’y donner des cours ?

M. A.-L. C’est la question qu’ils ont fini un jour par me poser en classe. Je leur ai dit : « Suivez-moi après le cours et je vous répondrai. ».

O. K. Et qu’as-tu fait ?

M. A.-L. Il y avait un ascenseur assez large pour que nous nous y entassions tous. Et un liftier en uniforme et casquette qui claironnait en actionnant une grille en accordéon grinçante : « 4e étage, administration. 5e étage comptabilité. » Au 5e, toujours suivi des élèves, je m’étais précipité dans le bureau de la comptable en criant : « Mon chèque, mon chèque, donnez-moi mon chèque ! »

O. K. Et tu ne t’es pas fait virer ?

M. A.-L. Pas besoin. Mon contrat était de très courte durée. Je devais être remplacé, pour la deuxième partie du 1er semestre 1970, par le poète Alain Jouffroy. En tant que conférencier invité, j’étais payé 100 dollars de l’heure. Mais, après la naissance de mon fils Kimson, quand j’ai voulu rester à New-York, il m’a fallu déchanter.

O. K. Que s’est-il passé ?

Cooper Union. Ecole d’art et d’architecture, à Astor Place, New York

M. A.-L. Je me suis retrouvé à faire du baby sitting dans une crèche. Je m’occupais de 13 enfants en bas-âge, à qui je servais du lait et du jus d’orange. Je découpais pour eux des quartiers de pommes et des rondelles de bananes.

O. K. Et tu étais payé combien ?

M. A.-L. 3 dollars de l’heure. Et comme c’était à Astor Place, je pouvais voir Cooper Union par la fenêtre. Judith’s Dozen (la douzaine de Judith, comme s’appelait cette crèche qui recevait 13 enfants) était juste en face de l’école où j’avais « enseigné » pendant trois mois que l’enseignement, en art, ne servait qu’à nourrir les professeurs. Et j’avais tout loisir de méditer sur l’effarante disparité entre le salaire d’un baby sitter et celui d’un professeur d’université.

O. K. Mais tu te considères quand même comme un spécialiste du Surréalisme ?

M. A.-L. Oui. Parce qu’après l’avoir « enseigné » très tôt (persuadé que c’était essentiellement un état d’esprit), j’ai passé depuis toute ma vie à l’étudier. Le surréalisme est un pied de nez à la grisaille qui m’a parfois beaucoup aidé.

O. K. En quoi ?

M. A.-L. Au début des années 2000 et jusqu’en 2006, mon travail de traducteur me prenait tout mon temps. Je ne pouvais écrire que dans le métro, pendant les deux heures par jour qu’il me fallait pour aller et revenir de mon bureau, à Sceaux.

O. K. Mais quel rapport avec le surréalisme ?

M. A.-L. En six ans, j’ai écrit une série de 9000 paragraphes numérotés de 1 à 1000 qui commençaient par le même mot. Dans une première série Des raisons d’écrire / Déraison d’écrire, chaque paragraphe commençait par Parce que. Dans une autre série Le comble c’est que, il y a une sorte d’histoire du surréalisme.

O. K. Et si nous revenions à cette exposition au Centre Pompidou en 2025 ?

M. A.-L. Il y avait de nombreux tableaux que je connaissais : De Chirico, dont la première période dite métaphysique fut encensée par les Surréalistes mais qui fut honni par eux lorsqu’il revint à une peinture plus réaliste ;Victor Brauner, toujours dévoué disciple d’André Breton et son inénarrable Entre chien et Loup.

O. K. Qu’est-ce que c’est ?

 

Victor Brauner. Entre chien et loup, 1939-47

M. A.-L. Un objet à signification symbolique. Un objet qui perd sa signification usuelle pour en prendre une autre. Un des plus beaux exemples est la transformation par Picasso d’une selle et d’un guidon de bicyclette en tête de taureau…Entre chien et loup de Brauner fut présenté à l’Exposition internationale du Surréalisme en 1947. C’est une tête de chien naturalisée, posée sur une tablette basse en bois, à l’arrière de laquelle l’artiste a collé une queue de loup agrémentée de testicules, Comme dans Tête de taureau de Picasso, la justesse des proportions crée l’illusion naturaliste.

Z. Z. Je me permettrai d’ajouter une précision. A la différence des ready-made de Marcel Duchamp, choisis pour leur « insignifiance », ces objets-ci sont choisis pour leur expressivité.

 

Picasso, Tête de taureau, 1943

O. K. Et finalement ton impression globale de l’exposition ?

M. A.-L. J’ai eu plaisir à voir « en vrai » des œuvres que je ne connaissais que par leurs reproductions (Miro, Magritte, Man Ray, Max Ernst, Picasso, Wilfredo Lam). Mais aussi quelques belles surprises ! Des photographies de Dora Maar, de Claude Cahun et de Brassaï. Et des tableaux de Ghérasim Luca. J’ai fait surtout une grande découverte, celle d’une artiste fascinante dont j’ignorais tout, qui s’appelle Remedios Varo.

Z. Z. Tu me rappelles le comédien afro-américain Dick Gregory. Dans les années 1970, à New York, il faisait beaucoup rire en disant ; « Christophe Colomb à « découvert » l’Amérique. Eh bien moi, vous savez ce que j’ai découvert en bas de la rue ? Une Cadillac ! »

M. A.-L. Je ne comprends pas.

Z. Z. L’Amérique existait bien avant d’être « découverte » par Christophe Colomb. Et Remedios Varo était une étoile qui brillait au firmament du Surréalisme bien avant que tu la découvres !

O. K. Je ne la connaissais pas non plus. Qui était-ce ?

M. A.-L. Une femme d’origine espagnole. Elle rencontra à Barcelone le poète Benjamin Péret venu lutter contre Franco. Elle l’épousa et le suivit à Paris. Avec Péret, elle se lia au groupe surréaliste et notamment avec la femme de Max Ernst, l’anglaise Leonora Carrington (peintre, sculptrice et écrivain). Les deux femmes, dont les œuvres ont de grandes affinités, se retrouvèrent lorsqu’elles émigrèrent au Mexique pour échapper à la guerre, au début des années 40.

O. K. Et que trouves-tu de si fascinant chez Remedios Varo ?

M. A.-L. Un climat. Un monde imaginaire peint avec la même minutie, finesse et précision que les enluminures d’un bréviaire moyenâgeux. Des allusions à l’alchimie et au tarot, une constante irruption du merveilleux et du magique dans le quotidien. C’est également le climat des œuvres de sa grande amie Leonora Carrington.

O. K. Tu parlais des surprises de cette exposition. Tu en as eu d’autres ?

M. A.-L. Oui. La rencontre avec une belle toile de Jacqueline Lamba intitulée Derrière le soleil. Jacqueline Lamba a été l’épouse d’André Breton et sa source d’inspiration pour son livre L’Amour fou.

Elle est la mère de leur fille Aube, née fin 1935. A cette enfant qui vient de naître, André Breton écrit : « Je vous souhaite d’être follement aimée. » En épousant le poète Yves Elléouët (dont l’œuvre était célébrée en sa présence à la Halle Saint-Pierre en février 2025) Aube a sans nul doute réalisé le souhait de son père.

 

Remedios Varo. La création des oiseaux (1957), Huile sur masonite, 54 x 64 cm
 


 

Leonora Carrington. La géante. (La gardienne des œufs) 1947,
tempera et huile sur bois, 119,6 x 69,5cm

 

O. K. Aube Breton-Elléouët fait aussi elle-mêmede très beaux collages. Le catalogue de l’exposition au Centre Pompidou en reproduit un, page 38.

 

Aube Breton-Elléouët, Elseneur, collage 1979

Z. Z. Le surréalisme est un doux délire contre lequel on n’a heureusement toujours pas trouvé de vaccin. J’ai eu envie, avec les images du catalogue de faire un collage moi aussi. Je l’ai intitulé Elie rase les murs sur Mars, une phrase forgée avec les lettres qui composent le mot S U R R E A L I SM E.

 

Zéglobo Zéraphim, Elie rase les murs sur Mars, collage, 60 x 80 cm. avril 2025

O. K. Et après Surréalisme au Centre Pompidou, où nous emmènes-tu encore, Marc Albert ?

M. A.-L. Une toile ayant appartenu à André Breton peut servir de transition. C’est une peinture d’Hector Hyppolite, représentant Ogun Ferraille, un des loas du vaudou. Le musée du Quai Branly, face à la Tour Eiffel, proposait une exposition d’art haïtien Zombis, la mort n’est pas une fin ? (Du 8 octobre 2024 au 16 février 2025). Cette exposition présentait un certain intérêt, aussi bien sociologique qu’artistique. Mais un fait divers qui s’est produit en décembre 2024 alors qu’elle battait son plein, m’a fait radicalement changer d’avis sur le vaudou.

Hector Hyppolite. Ogun Feraille. Peinture, coll. André Breton

O. K. Quel fait divers ?

M. A.L. Un événement horrible en tous points. Le massacre, entre le 6 et le 12 décembre 2024, de plus de 200 personnes dont une majorité âgée de plus de 60 ans, à Cité Soleil, un faubourg de Port-au Prince.

O. K. Mais quel rapport avec le vaudou ?

M. A.L. Un chef de gang contrôlant la région avait un fils atteint d’une maladie au stade terminal. Un prêtre vaudou lui a dit que cette maladie était due à de la sorcellerie pratiquée dans ub faubourg de Port-au-Prince, le bidonville de Cité Soleil. Le chef de bande a alors ordonné à ses hommes de perpétrer ce massacre abominable à coups de machette ou de révolver. Comment cautionner une religion qui autorise, et dans certains cas préconise le meurtre de son voisin ?

O. K. Je te ferai remarquer que toutes les religions sont sujettes à ce genre de déviation. Il y a dans l’Islam une tradition de paix mal connue, très éloignée des dispositions guerrières que l’on associe désormais à cette religion. Originellement le mot djihad désignait avant tout un effort sur soi-même, une lutte intérieure pour rester fidèle aux commandements divins.

Z. Z. Le judaïsme n’est pas en reste, s’il justifie l’élimination des Palestiniens. Et le christianisme, malgré l’injonction « aime ton prochain comme toi-même » n’a empêché ni l’esclavage ni le colonialisme.

M. A.L. Jusqu’alors, je n’avais voulu voir dans le vaudou que la survivance des racines africaines, et la très grande expressivité de peintres haïtiens qui étaient également des houngan, des prêtres du vaudou : Hector Hyppolite, dont André Breton, lors de son passage en Haïti, en 1946, ramena plusieurs œuvres à Paris ; André Pierre, au sujet de qui, lors de son ultime voyage, en Haïti en 1975, André Malraux écrivit dans L’Intemporel …

André Malraux. « André Pierre révèle tous les secrets du vaudou. ».

M. A.L. Et Robert Saint-Brice était lui aussi un prêtre vaudou. J’avais assisté à une cérémonie dans son hounfor de la Croix des Bouquets en 1971. Et dans Art contemporain haïtien/ Contemporary Haitian Art, un petit livre bilingue que j’avais préfacé pour la Galerie de George Nader, était reproduite en noir et blanc une toile de Saint-Brice intitulée Tambourinaire.

O. K. Est-il possible de voir ces œuvres quelque part autrement qu’en reproduction ?

M. A.L. Très rarement. D’où ma surprise de voir une toile d’Hyppolite au Centre Pompidou. En 2003-2004, dans l’ancienne Abbaye Notre-Dame de Daoulas  avait eu lieu la plus vaste exposition collective consacrée en France à l’art vaudou d’Haïti. Il en reste un très beau catalogue conçu par Michel Le Bris, le fondateur du Festival des Étonnants Voyageurs, à Saint-Malo. J’avais bien connu Michel Le Bris. Il avait écrit dans Jazz Hot sur mon premier livre Un Printemps à New York publié par Jean-Jacques Pauvert en 1969. Très politisé à l’époque, Le Bris reprochait à mon livre de parler du Jazz comme d’une composante comme les autres de la société américaine, en passant sous silence les tensions raciales sous-jacentes. Je l’ai revu bien des années plus tard chez une amie commune, Yasmina Ho-you Fat, comédienne de grand talent, avec le romancier martiniquais, fidèle disciple d’ Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau.

Z. Z. Tu pourrais sans doute faire tien un des adages favoris de Hains, l’affichiste du Nouveau Réalisme.

Raymond Hains. « Tout est dans tout et réciproquement ».

M. A. -L. Cela te fait sourire Zéraphim, mais c’est beaucoup plus qu’une boutade. Cela correspond au principe bouddhique de « possession mutuelle des dix états ». Concrètement, cela peut se traduire ainsi : même dans les situations les plus désespérées, il reste une once d’espoir.

Et même dans les situations les plus privilégiées, il reste une once de désespoir. C’est une question de proportions. Faire que dans votre vie, les raisons d’espérer deviennent plus nombreuses et plus fortes que celles qui pourraient vous conduire au désespoir, tel est le but de la pratique bouddhique.

Catalogue de l’exposition Vaudou dans l’ancienne Abbaye Notre-Dame de Daoulas 2003-2004 présentée par Michel Le Bris

O. K. Où nous emmènes-tu flâner ensuite, Marc Albert ?

Affiche de l’exposition Malcolm de Chazal, la Halle Saint-Pierre,
du 11. 09. 2024 au 19.01. 2025

M. A.-L. À la Halle Saint-Pierre, à Montmartre. Toute une série de conférences intitulées Rencontres en Surréalisme y a été organisée par Françoise Py, (du 5 octobre 2024 au 11 janvier 2025). Cest là qu’a eu lieu une exposition des gouaches lumineuses du peintre et poète de l’Ile Maurice Malcom de Chazal (du 10 septembre 2024 au 19 janvier 2025).

O. K. En quoi, lumineuses ?

M. A-L. Je me souviens du choc ressenti lorsque j’ai vu pour la première fois des gouaches de Malcolm de Chazal. C’était en 1988, à Antibes-Juan les Pins où je faisais pour le magazine Jazz Hot un reportage sur le festival de jazz. Elles étaient déposées en vrac dans un carton à dessin posé contre le mur d’une galerie.

 

Au programme du Festival, il y avait, cet été là, le saxophoniste Stan Getz avec Terrylin Carrington à la batterie

O. K. Qu’est-ce que ces gouaches de Chazal avaient de si remarquable ?

M. A-L. J’avais été frappé par la simplicité des formes, fleurs, palmiers, oiseaux, poissons. La façon que Chazal avait de faire vivre une paire de souliers aussi bien qu’un visage. Ses gouaches avaient des couleurs vibrantes, pures, sans mélange, comme irradiant le soleil de l’île Maurice dont elles avaient été nourries.

Malcolm de Chazal. Catalogue Éditions Christian Le Comte. Avec des textes de Helène Baligadoo, Martine Lusardy, Eric Meunié, Françoise Py, Emmanuel Richon

Z. Z. Chazal aurait eu tout bonnement horreur d’entendre ce que tu dis là. Il a affirmé à plusieurs reprises que l’île Maurice n’avait eu aucune influence sur ses tableaux « ni dans les formes, ni dans les couleurs ». Dans un très joli petit livre de 74 pages intitulé « Demi-confidences », il dit qu’il n’a jamais peint des paysages, mais des sentiments.

M. A.-L. D’accord, d’accord Monsieur Je-sais-tout. Je disais ça sans penser à mal…

Z. Z. Mais en utilisant des clichés et des lieux communs qui étaient ce que Chazal détestait le plus au monde. Cette constante recherche d’autre chose que les évidences est justement ce qui rend son écriture si intéressante…

Malcolm de Chazal. Gouache sur papier, 77 x 56 cm. Coll. part

Malcolm de Chazal. Gouache sur papier, 77 x 52 cm. Coll. part

O. K. Tu parlais d’une galerie à Juan les Pins ?

M. A.-L. Oui. Ces gouaches étaient offertes à la vente pour un prix très modique. J’ai longtemps regretté d’avoir été trop pauvre ce jour-là pour en acheter une.

O. K. Et maintenant, tu ne le regrettes plus ?

M. A.-L. Plus du tout. Il faudrait une maison bien trop grande pour accrocher toutes les œuvres que l’on aimerait collectionner. On finirait par vivre dans un musée. Maintenant, il me suffit d’en admirer la reproduction dans mes livres. Et de tenter de partager avec vous par écrit l’émotion que leur vision m’a procurée.

O. K. Malcom de Chazal a été connu comme écrivain avant de devenir peintre, n’est-ce pas ?

M. A.-L. Oui. Avec Sens Plastique, publié par Gallimard en 1948, il a fait une entrée fracassante dans le monde des lettres parisien, salué d’emblée par les plus grands, André Breton, Jean Paulhan, George Bataille, Jean Dubuffet. Mais cet engouement fut de courte durée. Lorsqu’il rentra à Maurice et commença à parler de révélations mystiques sur cette île à laquelle il se sentait indissociablement lié, il ne fut plus suivi.

O. K. Révélations mystiques ?

M. A.-L. Oui. Il est convaincu que les reliefs de Maurice ont été taillés par un peuple de géants, habitants d’un continent, la Lémurie, englouti sous l’océan Indien qui aurait relié l’Afrique à l’Australie. Il écrit…

Malcolm de Chazal. « Quand le voyageur arrive par mer et qu’il voit se profiler le visage de l’île, ce qui l’attire tout d’abord c’est la forme des montagnes… Comme ciselées par la main des dieux, les montagnes de Maurice, vues de près, présentent des « personnages » : tout un monde allégorique et mythique. Les montagnes de Maurice parlent. »

M. A.-L. J’ai souvenir d’une lecture des poèmes de Malcolm de Chazal faite à plusieurs voix au Bateau Lavoir, à Montmartre.

O. K. Comment ça ?

M. A. L. En juillet 2002, nous avons lu, avec Hélène Laprévôte, Nathalie Rafal et Anne Rotgers au Bateau-Lavoir, dans une soirée organisée par Sarane Alex

andrian quelques courts poèmes de Sens Magique.

O. K. Sarane Alexandrian  ?

M. A.-L. Un écrivain, romancier, critique d’art et poète qui fut très proche d’André Breton. Contrairement à l’idée reçue que le Surréalisme serait un mouvement exclusivement littéraire, il écrivit, notamment un très beau livre sur les peintres surréalistes.

 

Sarane Alexandrian. La peinture surréaliste. Éditions Hanna Graham 2009

O. K. C’est un livre précieux à plus d’un titre. On y trouve de courtes biographie et des portraits classés par ordre alphabétique. Et la reproduction de nombreux cadavres exquis (ces dessins à plusieurs mains, et non des moindres comme celles de Paul Eluard, Robert Desnos ou Valentine Hugo. Il y est aussi question de Joseph Cornell, surréaliste américain qui rencontra André Breton lors de son séjour à New York.

O. K. Et ces courts poèmes que vous avez lus au Bateau Lavoir ?

M. A.-L. Ce sont des aphorismes en apparence illogiques et cocasses mais qui font appréhender une autre réalité, plus profonde.

O. K. Par exemple ?

M. A.-L. « La mort n’aurait aucun sens si la vie en avait un ». Dans une lettre à Jean Paulhan, Chazal révèle peut-être le secret qui rend ses poèmes si captivants : « … je fais la vie se penser en moi, au lieu de moi-même penser la vie... »

O. K. Cela n’explique pas grand-chose !

M. A.-L. Si. Il procède à un renversement systématique de la relation sujet objet. Ce n’est pas lui qui regarde une fleur, c’est la fleur qui le regarde.

O. K. Comment avez-vous pu mettre ça en scène ?

M. A.-L. En alternant les voix. Hélène Laprévôte devait commencer par un exposé un peu didactique sur Malcolm de Chazal :

Hélène. « Peut-être certains d’entre vous ne savent pas qui est Malcolm de Chazal… »

M. A.-L. Là, en principe, nous, « les acteurs » devions l’interrompre et commencer ex abrupto la lecture de quelques poèmes tirés de Sens magique. Mais avant même que nous intervenions, Sarane …

Sarane Alexandrian. « Nous n’avons pas besoin d’un cours…les poèmes, les poèmes ! »

M. A.-L. Sans attendre plus longtemps, Anne est entrée dans la danse. Elle a récité :

Anne. « La pluie / Barbouillée de vent / Alla se laver les yeux / Dans l’étang. »

M. A.-L. Et Nathalie, elle aussi assise dans la salle a enchaîné.

Nathalie. « La rosée / C’est de l’eau / Qui est devenue / Vase. »

M. A.-L. A mon tour j’ai dit : « Le rouge / Se mit du rouge. / Vint une cerise. » Anne a repris :

Anne. « Le glaçon / Eut chaud. »

Hélène. « Il sua. »

Nathalie. (Péremptoire) : « Les cils / Sont le bougeoir / Du regard. »

M. A.-L. J’ai eu du mal à me souvenir que c’était mon tour et j’ai récité, avec un léger retard : « Elle / Avait / Des pas / Sages. / Et / Des pieds / Fous. » Hélène m’a repris après le spectacle en fronçant les sourcils…

Hélène (Sévère). « Pas “Et” ! Des pas / Sages / Dans / Des pieds / Fous ! »

Anne. « Barbe-Bleue / Était impuissant. »

Nathalie. (Bien distinctement) « L’eau dit à la vague / Tu me bois. »

Hélène. « Comment le pourrais-je ? / Reprit la vague / Je suis ta bouche. »

M. A.-L. Ma fille Charlotte répéta ce qu’elle avait répété avec nous le matin. Et sa voix cristalline de petite fille de sept ans fit merveille.

Charlotte. « Comment le pourrais-je ? / Reprit la vague / Je suis ta bouche. »

M. A.-L. Je le savais, au mot « bouche », c’était à moi d’intervenir : « Le sucre / Ne connaît pas / Son goût. »  Anne a conclu ma phrase en disant…

Anne. « Qui le goûte / Fait / Se goûter / Le sucre. »  « La mer /Avait / Ouvert / Ses cuisses. »

M. A.-L. J’enchaînai aussitôt : « Et on sentait / L’odeur / Des algues. »

Nathalie. « Le trottoir / S’arrêtait /À chaque / Homme / Qui passait / Pour voir / La rue. »

M. A.-L. Puis c’était à moi de dire : « Les ustensiles qu’on lavait / Tenaient une conversation. »

Hélène (Sur le ton de l’évidence) : « L’espace / Perdit / Sa poche / Et la retrouva / Dans une graine. »

Anne. « L’eau / Qui dort / Rêve / Le reflet. »

Hélène et Anne (Ensemble) : « Le vide / N’a pas / De porte / De sortie. »

Nathalie. « La lumière / Mit la main / Dans le sac du soir »

M. A.-L. Je devais conclure : « Et en tira / Une étoile. »

Anne. « L’espace /A / Pour seule clé / Le regard. »

M. A.-L. Puis, elle devait amorcer :

Anne. « Croire …

M. A.-L. Nathalie, Hélène et moi, devions conclure à l’unisson : …Est la fatigue / Des dévots. » Le dernier poème que nous avons récité ce soir-là, le répétant à l’envi en nous dispersant dans la salle, était tout bonnement parfait : « Le plus court chemin / De nous-mêmes / À nous-mêmes / est l’univers. »

Tous ensemble. « Le plus court chemin / De nous-mêmes / À nous-mêmes / est l’univers. »

O.K. Eric Meunié relate, dans le catalogue édité à l’occasion de l’exposition à La Halle Saint-Pierre

Eric Meunié. Découvrant à la une L’Absolu Manifeste (une revue créée par Sarane Alexandrian) « Le plus court chemin de nous-mêmes à nous-mêmes est l’Univers. » Gherasim Luca, passé par hasard chez l’imprimeur, laisse à son intention un numéro de téléphone qui commence par 264, indicatif à traduire sur le cadran en AMI. « S’il n’en fallait qu’un sur l’île promise Sens Plastique serait bien le seul livre que j’emporterais » lui dit Gherasim Luca devenu son ami.

O. K. Et maintenant, en 2025, Marc Albert, après cette parenthèse d’il y a 23 ans, où allons-nous ?

M. A.-L. À la Halle Saint-Pierre encore, quelques mois après l’exposition des gouaches de Malcolm de Chazal, pour un hommage rendu au poète, peintre et musicien, Bernard Ascal. Bernard Ascal a magnifiquement mis en musique et chanté quantité de poètes surréalistes.

O. K. Qui donc ?

M. A.-L. Benjamin Péret, Raymond Queneau, Jean Arp, Joyce Mansour, Philippe Soupault, Michel Leiris. C’est un plaisir inattendu que d’entendre chantés par Bernard des poèmes de Hans (Jean) Arp, par exemple. Je connaissais les formes abstraites molles de ses reliefs peints ou de ses sculptures mais je ne savais pas que Arp était aussi poète.

O. K. Quel genre de poète était-il ?

 

Couverture du CD édité par E.P.M, une collection dirigée par Bernard Ascal dont les initiales signifiaient, selon l’humeur du jour ou la personne à qui il s’adressait Éditions Poétiques et Musicales ou dans le pur esprit de Rions de soleil … Et Puis Merde

M. A.-L. Il a écrit par exemple, un petit texte dont il ne faut pas dire le titre parce que cela briserait un suspense qui ne se révèle qu’à la fin.

Jean Arp.« Je voyage dans un train / qui est bondé / Dans mon compartiment / chaque place est occupée par une femme / qui tient un homme sur ses genoux / L’air est insupportablement chaud / c’est une atmosphère tropicale / Tous les voyageurs ont un appétit gigantesque / ils mangent sans cesse / Soudain, les hommes commencent à gémir / ils demandent qu’on leur donne le sein / ils demandent d’être allaités / ils veulent téter / Ils déboutonnent le corsage des femmes / et prennent le sein / Ils se régalent d’un bon lait frais. »

M. A.-L. Et c’est là que le mystère se dénoue.

Jean Arp. « Seulement moi je ne tète personne / Personne ne m’a pris sur ses genoux / car je suis un cheval / Je suis assis droit et grand / sur mes jambes de derrière/ sur le banc du chemin de fer / Je m’appuie commodément / sur mes jambes de devant / Je hennis vivement hiihiihii / A ma poitrine brillent / les six boutons du sex appeal / bien alignés / comme les boutons brillants d’un uniforme / Ô que le monde est petit / Ô que les cerises sont grandes ! »

M. A.-L. Bernard Ascal ne s’est pas contenté de mettre en musique Aimé Césaire, les poètes de la négritude et des poèmes de Picasso. Il était aussi un peintre original qui, dans des couleurs acidulées, traçait des formes hybrides hésitant entre l’inerte, l’animal et l’humain. Il exposa Galerie du Centre, tout près du Centre Pompidou. Un autre peintre-musicien comme lui, Michel Tyszblat, y exposait aussi. Tous deux firent partie d’un mouvement qu’on appela, à la fin des années 1960, la figuration narrative.

Z. Z. Bernard Ascal fut aussi l’auteur de poèmes aigres-doux mariant le morbide et l’humour.

M. A.-L. Il y en a un, tiré de Pas même le bruit initial, une sorte d’ode aux mauvaises herbes, intitulé Chiendent, que j’aime tout particulièrement.

Z. Z. Pourquoi ?

M. A.-L. Écoute …

Bernard Ascal. « Celui-là, en dépit des herbicides / des arrachages successifs, / des forages déchiquetant ses racines / pulvérisant ses radicelles / n’en finit pas de resurgir. / Est-ce pour la vie / le signe attendu ? Un mirage regénérant ? »

M. A.-L. C’est tiré d’un mince volume publié en 2014 par les Éditions Gros Textes, de l’association Rions de soleil. Il me l’avait dédicacé « A Marc, ces poèmes entre mirlitonnade et goutte à goutte, avec amitié, Bernard, le 26 mai 2014. »

 

Bernard Ascal. Peinture, huile sur toile, 89 x 130 cm. (Mars-juin 1980)

O. K. Marc, il t’arrive d’aller parfois ailleurs qu’à La Halle Saint-Pierre ?

M. A.-L. Bien sûr ! A la Galerie Terrain Wagh, par exemple, rue des Fossés Saint Bernard, près de Jussieu. Y ont eu lieu,  successivement : des expositions de Mylène Vignon, de Sophie Sainrapt, et la présentation, en février, du livre Slam à la Fontaine d’Alexandra Fontaine, accompagnée de performances de Claude Yvans.

O. K. Parle-nous donc de ça …

M. A. L. Commençons par Mylène Vignon. Il m’est difficile de parler d’elle, parce qu’elle est une grande amie ; la co-fondatrice de Saisons de culture, avec Woytek Konarzewski. Woytek est un photographe de grand talent, capable de changer une feuille morte en un insecte rutilant.

Woytek sait aussi saisir, dans tous les visages qu’il photographie, ce qu’ils ont de plus captivant.

Z. Z. Tu ne peux pas parler de Mylène et de Woytek sans parler de La Lucarne des Écrivains.

M. A. L. En effet. C’est là que je les ai rencontrés, en 2008, au moment de la création de www.saisonsdeculture.com. Cette Librairie-galerie Maison d’édition au 115, rue de l’Ourcq à Paris est une véritable pépinière de chefs-d’œuvre inconnus.

O. K. Et Saisons de culture ?

M. A. L. C’est une pépinière de talents pareillement. L’une des grandes qualités de Mylène Vignon, indépendamment de son talent de romancière, de journaliste et de collagiste, c’est d’être attentive à la création des autres. Et ceux qu’elle reconnaît, elle veut les faire connaître.

Z. Z. Pourtant, les gens à qui elle offre le micro, au cours de ses Florilèges, au premier étage du Café de Flore, tiennent parfois des propos que je trouve extrêmement barbants.

O. K. Évidemment, Zéraphim. Tu n’écoutes pas les autres ! Il n’y a que tes discours à toi que tu trouves intéressants ! Tu débordes d’autosatisfaction, et tu répètes à l’envi tes propres bons mots.

Z. Z. C’est mon bouclier contre les critiques. Je ne peux répéter pour ma défense que ce qu’Edmond Rostand fait dire à Cyrano de Bergerac dans « la tirade des nez »…

Cyrano de Bergerac. « Je me les sers moi-même, avec assez de verve / Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve. »

 

Woytek Konarzewski. Agar. Photographie,1/8 (2020). 29,5 x 29,5 cm. (Détail) Coll. M. A.-L.

M. A.-L. Tu n’étais pas là Zéglobo, le soir où Woytek et Mylène ont invité Philippe David, l’animateur de Sud Radio ?

Z. Z. Si, si.

O. K. La journaliste Aurélie Gros a invité Woytek et lui a fait connaître Philippe David. Il les a reçus, Mylène et lui, avec beaucoup de bienveillance. Ils ont eu ainsi l’occasion de parler sur Sud Radio de l’aventure de Saisons de Culture.

Z. Z. Tu me fais penser à la formule qu’employait Paul Désalmant, un des piliers de La Lucarne des écrivains, pour se moquer de ceux qui se passaient mutuellement de la pommade. Asinus asinum fricat (en latin « l’âne se frotte à l’âne »). Écris du bien sur moi et je te renverrai l’ascenseur. Mylène, Woytek et toi, Marc Albert, vous faites partie du même club !

M. A. L. Persifle autant que tu veux Zéraphim. Mais moi j’aime le travail de collagiste de Mylène. J’ai chez moi un de ses collages qu’elle a appelé Visions nocturnes et que je rebaptiserais volontiers Des fleurs pour André Breton. En y incorporant un portrait de Breton, elle montre bien qu’elle le reconnaît comme une de ses sources d’inspiration.

O. K. Et d’où vient ce collage ?

M. A.-L. D’un joli petit livre publié par Alin Avila aux Éditions Area. Intitulé 29h tous à la fenêtre, et sous-titré Journal du confinement, Mylène y a déposé chaque jour un nouveau collage, et le 25 avril 2020 (il y a cinq ans jour pour jour au moment où j’écris ce texte) elle a composé Visions nocturnes. Un mois plus tard, elle me l’a dédicacé … 

« Pour mon grand ami et maître des collages Marc Albert, enfin dé-confiné, la trace de mon travail au quotidien à Paris. Avec mon affection, Mylène le 25 juin 2020. »

O. K. Tu parlais d’André Breton, Marc. On le connait bien pour ses récits, Nadja et L’Amour fou, mais beaucoup moins pour ses créations plastiques. Dans « Je vois l’image », Breton définit le poème-objet en ces termes :

André Breton. « [C’est] une composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique, en spéculant sur leur pouvoir d’exaltation réciproque. »

 

Mylène Vignon. Visions nocturnes. Collage, 30, 5 x 24,4 cm. Coll. M. A.-L.

 

Couverture de Je vois, j’imagine, poèmes-objets d’André Breton. Gallimard, 1991

M. A.-L. Dans sa belle préface, le poète mexicain Octavio Paz écrit, à propos d’André Breton

Octavio Paz. « Ce fut un homme sensible aux appels secrets de la sympathie, qui avait foi dans l’action collective et plus encore dans l’inspiration comme faculté universelle et commune à tous les hommes. Sa vie fut une longue suite de séparations et de ruptures mais aussi de rencontres et d’amitiés fidèles. »

M. A.-L. Octavio Paz donne aussi une très belle définition du poème-objet ou de l’objet-poème, comme on voudra.

Octavio Paz. « Arrachés à leur contexte, les objets sont déviés de leur usage et de leur signification. Ce ne sont plus vraiment des objets et ce ne sont pas encore tout à fait des signes. Alors, que sont-ils ? Des choses muettes qui parlent. »

 

André Breton, objet-poème, 1941. « Ces terrains vagues où j’erre vaincu par l’ombre et la lune accrochée à la maison de mon cœur … »

Z. Z. Il ajoute, et c’est la conclusion du livre …

Octavio Paz.« Les voir, c’est les entendre. Que disent-ils ? Ils chuchotent des devinettes, des énigmes. Soudain, ces énigmes s’entrouvrent et laissent échapper, comme la chrysalide le papillon, des révélations instantanées. »

O. K. A la Galerie Terrain Wagh, tu ne nous a encore rien dit des expositions de Sophie Sainrapt, ni de la présentation, en février, du livre Slam à la Fontaine d’Alexandra Fontaine accompagné de performances de Claude Yvans.

 

Couverture du catalogue Slam à la Fontaine, La femme barbe éditions, 2024

M.A.-L. Sophie Sainrapt ne se lasse jamais d’offrir au regard les courbes harmonieuses du corps féminin. Ses pinceaux les caressent inlassablement dans tous les formats et dans toutes les teintes imaginables. Elle a été pendant des années, responsable des expositions à l’Orangerie du musée du Luxembourg à Paris. Et avec la complicité de Claude Yvans, qui les a toutes filmées, ils ont constitué de précieuses archives de l’art contemporain.

O. K. Sophie Sainrapt a été aussi la compagne de Pascal Aubier, fils de Jean Aubier grand éditeur parisien proche des Surréalistes et de Zanie Campan, actrice, auteure et peintre, qui, en 1944, joua dans une pièce de Picasso devenue légendaire Le désir attrapé par la queue.

M.A.-L. Pascal Aubier, qui vient de nous quitter, fut un réalisateur de la Nouvelle Vague qui travailla avec Jean-Luc Godard… Il tenait une chronique cinématographique dans Saisons de culture. Ses critiques étaient souvent virulentes, écrites au vitriol. Je lui ai demandé un jour : « Pourquoi faire de la pub à ce que l’on n’aime pas ? »

O. K. Et que t’a-t-il répondu ?

M. A.-L. Qu’il dénoncerait toujours la médiocrité à chaque fois qu’il la verrait. Pascal était un personnage gargantuesque, au verbe haut et à la moustache batailleuse. Je garderai de lui l’image qu’il offrait, la dernière fois que je l’ai vu, à la Galerie Terrain Wagh, le visage éclairé par un large sourire, un verre à la main.

O. K. D’autres événements à la Galerie Terrain Wagh ?

M. A.-L. Oui. La présentation du livre d’Alexandra Fontaine, Slam à la Fontaine. Avec la complicité de son ami musicien, poète et performeur Claude Yvans. Ce fut l’occasion pour elle d’exposer peintures, monotypes et sculptures. Et de faire connaître une maison d’édition pas comme les autres, L’œil de la femme à barbe, dirigée par Ghislaine Verdier.

O. K. Tu parlais d’un autre café littéraire ?

M. A.-L. Oui. Le premier étage du Café de la Mairie, Place Saint-Sulpice. Armel Louis y a présenté deux livres qu’il a édités à La Lucarne des Écrivains : Il vaut mieux en rire et On ne badine pas avec le sexe, de Jean-François De Bus.

Alexandra Fontaine. Moulage en plâtre à partir de son propre visage, 24 x 24 cm. Coll. M. A.-L.

Z. Z. Le deuxième, j’adore ! Jean-François donne une forme visuelle à des bizarreries qui me sont déjà passées par la tête mais que j’aurais été bien incapable de dessiner !

O. K. Quoi par exemple ?

Z. Z. Deux chiens qui promènent leurs humains en laisse et qui les laissent se renifler les parties génitales ! Avec la légende : « Vous vous imaginez, si on faisait ça nous … »

Jean-François De Bus. Extrait de On ne badine pas avec le sexe, p.95

O. K. De Bus n’est pas seulement l’auteur de dessins humoristiques. Il peint aussi de très grands formats sur lesquels tu as écrit Marc Albert

M. A.-L. Oui mais apparemment, cela ne lui a pas plu. Il est assez bon écrivain lui-même et ne m’a jamais chanté « Prête-moi ta plume mon ami Marco » !

Z. Z. J’aimerais quand même bien que tu nous en lises quelques lignes, s’il te plaît.

M. A.-L. Volontiers. « Parmi les deux groupes ennemis qui se disputent depuis plus d’un siècle la peinture contemporaine (les abstraits qui veulent peindre le rien et les concrets qui veulent peindre le tout) je dirais que c’est aux peintres du tout que s’apparente Jean-François Cesare (prononcez à l’italienne Césaré seize arrêts) De Bus.

O. K. Pas étonnant que ça ne lui ait pas plu. Rien de plus agaçant que les jeux de mots que l’on fait sur votre nom !

M. A.-L. Oui mais ce qui suivait, c’était quand même de la critique d’art. Écoute : « Devant les triptyques de grand format de Jean-François De Bus, on ne peut que s’exclamer : Alors là y a du monde ! »

Z. Z. T’aurais pu dire : « ça pullule, ça hulule, ça pilule, ça avance, ça recule, ça se bouscule ! Y a plus un millimètre d’inexpressif, de mort ou de muet sur la toile ! »

M. A.-L.  Mais j’ai poursuivi : « Dans les toiles de De Bus, on rencontre des humains et des animaux. Des femmes nues ou habillées, seules ou enlacées, blanches, rouges, jaunes ou noires. De toutes les couleurs, avec ou sans maillot de bain, il les rend toutes belles à voir. »

Z.Z. Et c’est tout ?

M. A.-L. Loin de là ! « Il y a des hippocampes et des poissons volants à côté de locomotives, de voitures et d’autobus qui pour échapper aux embouteillages, ont décidé de flotter dans le ciel eux aussi. »

O. K. Décidément cette peinture te rend prolixe !

M. A.-L. Oui. Parce qu’on y trouve encore « … des chevaux, des ânes, des zèbres avec ou sans cavalier ; des masques souriants ou graves, hilares ou hiératiques, pour ne rien dire de formes indéfinissables, comme des sœurs ou des frères siamois attachés l’un à l’autre par le crâne. »

Z. Z. Oui, j’ai vu ça moi aussi. Dans ces peintures, sans faire de chichis, les cygnes se font signe, des ballerines en tutu côtoient des archers prêts à tirer et les danseuses de tango fraternisent avec les acrobates.

O. K. Mais ta conclusion, Marc Albert, était épouvantable ! Tu y reprenais ton pauvre jeu de mot sur l’un des prénoms du peintre !

Z. Z. (lisant). « Une toile de Cesare (Si vous avez la patience de faire devant elle seize arrêts) ne cessera de s’enrichir de vos associations d’idées. Ses tableaux sont une auberge espagnole où vous dégusterez tout ce que vous aurez apporté. »

Sept questions à Jean-François De Bus

M. A.-L. J’avais aussi posé quelques questions à Jean-François De Bus pour essayer de comprendre le mystère de sa créativité.

O. K. Raconte-nous ça …

M. A.-L. Voilà. Jean-François, tu fais quantité de dessins humoristiques. J’en ai reçu un ce matin. Il montre une tablée de joyeux compères attablés alors que tout se déglingue autour d’eux ; bombardements aériens, incendies, boat-people. C’est légendé ; « L’apéro, c’est sacré ! Les Français restent imperturbables. Ils résistent. » C’est un commentaire quotidien de l’actualité ?

Jean-François De Bus. Gravure 35/50. Papier marouflé sur toile. 20, 5 x 29 cm. Coll. M. A.-L.

J.-F. D.B. Pas tout-à-fait quotidien, mais quand ça se présente, quand quelque-chose déclenche chez moi l’envie de dessiner. Je n’aime pas trop les contraintes. Il n’y a que pour le journal des Alcooliques Anonymes que je me suis astreint à envoyer des dessins à intervalles réguliers.

 

Deux livres publiés par La Lucarne des Ecrivains, respectivement en février 2024 et en janvier 2025.

M. A.-L. Tu as réalisé 25 triptyques de très grande taille. Quel serait le lieu idéal pour les exposer ? Une galerie ? Un hall de gare ? Une salle de restaurant ? Une fresque murale ?

J.-F. D.B. Tous ces lieux-là seraient intéressants. Mais je choisirais celui qui offrirait les retombées financières les plus avantageuses. Sans argent, on ne peut plus continuer à peindre.

M. A.-L. On dirait que toutes les bandes dessinées que tu as vues dans ta vie ont atterri pêle-mêle dans tes tableaux. C’est un sacré charivari ! Dans l’enfance, quelles étaient tes bandes dessinées préférées ?

 

Jean-François De Bus, acrylique sur panneaux, 2009, 350 x 200 cm

J.-F. D.B. Oui, c’est évident. J’ai toujours aimé les bandes dessinées. Hergé, naturellement, avec ses héros, Tintin et Milou. Mais aussi Quick et Flupke, Zig et Puce, de Saint-Ogan, Les pieds Nickelés de Louis Forton et Bibi Fricotin, du même, auteur, poursuivi ensuite par Pierre Lacroix. Sans oublier Bob et Bobette, de Willy Vendersteen et les livres de Benjamin Rabier.

M. A.-L. Moi aussi, en 6e, au Lycée Michelet, je me souviens avoir lu avec passion Le sceptre d’Ottokar, avec les frères Dupont et Dupond, le Capitaine Haddock, et le professeur Tournesol. Ottokar (autocar), c’est un nom aussi étrange que De Bus, non ? Mais il y a un Ottokar II de Bohème, qui a bien existé au XIIIe siècle en Autriche. J’aimais aussi les aventures, inénarrables mais pourtant narrées, des pieds Nickelés, Croquignol au long nez, Ribouldingue, toujours hirsute et mal rasé et Filochard avec son œil borgne caché par un bandeau.

J.-F. D.B. Les bandes dessinées sont de vraies œuvres d’art, avec un sens cinématographique de la mise en page. Les premières éditions sont de véritables pièces de collection qui valent très cher de nos jours.

M. A.-L. Si on te demande ta profession, tu réponds «artiste et rien d’autre » ? Tu es fils d’artiste et fier de l’être ?

J.-F. D.B. Oui. Je suis parvenu à vivre en ne faisant que ça. Mon père était déjà sculpteur, dessinateur et médailleur d’un certain renom. Il a reçu le Prix de Rome en 1930.

M. A.-L. Wikipedia m’apprend que Maurice Désiré De Bus (1907-1963) a fait des médailles pour L’Hôtel de la Monnaie à Paris. Et que le musée Bossuet de Meaux lui a consacré une exposition du 15 octobre1922 au 19 janvier 1923. De Bus, c’est un nom étrange. De la noblesse ?

J.-F. D.B. Je ne sais pas trop. C’est un nom venu du Nord. J’aurais un ancêtre nommé Cesare de Bus. Je ne tiens pas particulièrement à m’en vanter mais il a été canonisé en mai 2022. Un artiste lui aussi, auteur d’un catéchisme si bien illustré que cela lui aurait acquis la sainteté.

M. A.-L. Il paraît qu’on a demandé un jour à Marcel Duchamp quelle était sa profession et qu’il aurait répondu « respirateur, tout simplement ». Toi aussi ? Je t’appellerais plutôt un aspirateur, aspirateur de beauté. Est-ce la beauté qui t’aspire et t’inspire dès qu’elle te passe à côté ? Si tu aspires à la beauté, il me semble que c’est surtout pour la régurgiter et la partager non ?

J.-F. D.B. Oui, naturellement j’aime la beauté, celle des objets, des femmes, de la nature, des situations. La beauté nous en met plein la vue !

M. A.-L. Si une baguette magique te permettait d’exaucer trois vœux, quels seraient-ils ?

J.-F. D.B. D’abord la santé, parce que sans elle, on mène une vie misérable. Ensuite, la sécurité financière, parce que sans un minimum d’argent on ne peut pas continuer à travailler. Et dernier vœu, que ne tarisse jamais ma créativité. C’est dans la créativité que je sens ma vie pleinement s’épanouir.

M. A.-L. Incroyable ! Tu viens de formuler trois vœux qui correspondent à ce que le bouddhisme appelle « les trois sortes de trésors ». Le trésor du corps, la santé. Le trésor du grenier, les ressources financières et le trésor du cœur, la joie de vivre et la créativité. C’est le même vœu que je fais chaque matin et chaque soir, d’abord pour le monde entier et ensuite pour moi-même et pour ceux que j’aime en particulier.

O. K. Pourquoi d’abord pour le bonheur du monde entier ?

M. A.-L. Parce que mon bonheur personnel est impossible sans celui des autres. Difficile d’être heureux en période de famine, de guerre ou d’épidémie. Notre bonheur est étroitement dépendant de celui des autres. Nous en avons eu la preuve récemment avec ce que l’on a appelé « la pandémie ». En tout cas, j’ai hâte de me plonger dans tes triptyques et de lire les titres que tu leur as donnés.

À très vite.

 

Les frères Cherer au 1er étage du Café de Flore, avril 2025. Photo M. A.-L.

O. K. Marc, tu parlais de ces réunions mensuelles de Saisons de Culture que Mylène et Woytek organisent au premier étage du Café de Flore, qu’ils appellent Florilège ? Je t’ai vu te lancer dans une discussion animée avec deux personnes présentes.

Z. Z. Oui. Les deux frères Cherer. Des personnages passionnants. Deux frères n’ayant seulement que treize mois de différence mais qui ont choisi des looks diamétralement opposés. L’un b.c.b.g. (bon chic bon genre) et l’autre marginal, hirsute et barbu. Le cadet Denis imagine pour l’ainé Pierre-Jean des scenarii désopilants. À moins que ce soit le contraire.

O. K. Quoi par exemple ?

Z. Z. Il imagine son frère en travesti, en star vieillissante qui se désolerait de ne plus avoir de fans, genre Gloria Swanson dans Boulevard du Crépuscule.

O. K. Il a vraiment écrit cela ?

Z. Z. Pas du tout. Il a seulement imaginé cela pour moi, pour faire passer le temps.

M. A.-L. Ces réunions au premier étage de cafés littéraires sont pour moi des événements d’autant plus mémorables que je dois, pour y assister, grimper à un premier étage sans ascenseur par un escalier très étroit.

Z. Z. Tu veux nous nous faire pleurer ?

M. A.-L. Non. Seulement dire que les flâneries deviennent difficiles, lorsque chaque pas est douloureux. Le Centre Pompidou le sait bien qui met des fauteuils roulants et des chaises pliantes à la disposition des visiteurs podagres, vieillards d’âge cacochyme ou affligés de handicaps divers.

O. K. Pense plutôt que cela t’offre l’opportunité de t’asseoir face à des œuvres intéressantes, de sortir ton téléphone portable et de les photographier !

Jacques Colas-Guérin

O. K. Tu nous as parlé d’un auteur de chefs-d’œuvre inconnus que tu voulais absolument nous faire connaître ?

M. A.-L. Oui, Jacques Colas-Guérin (1927-2008). Il est plutôt l’auteur d’une œuvre méconnue. Vous ne le connaissez pas ? Avant que son fils Jean-Baptiste ne me le fasse connaître, je ne le connaissais pas non plus. Ce n’était pourtant pas un inconnu pour les professionnels de la critique d’art puisque, partageant son temps entre Paris et Saint-Rémy de Provence, il a consacré 50 ans de sa vie à la peinture. Pierre Cabanne, par exemple a écrit sur son œuvre …

Pierre Cabanne. « L’homme naît de la terre, quand il s’en dégage, c’est pour acquérir le mouvement, péniblement d’abord, puis avec plus d’audace afin d’obtenir sa liberté. En témoignent les séquences de nus que peint Colas-Guérin dans les années 1980. Et qu’annonçait, dès 1968, la grande composition Paradise Now inspirée du Living Theater au Festival d’Avignon. »

 

Jacques Colas-Guérin, Living Theater, peinture, 1968 (détail)

M. A.-L. Vous vous demandez peut-être « Qui est donc ce Pierre Cabanne ? » Il fut l’un des critiques les plus respectés du XXe siècle, auteur entre autres d’un livre d’entretiens avec Marcel Duchamp publié en 1966.

Les oubliettes de l’histoire de l’art

O. K. Colas-Guérin fut connu aussi de certains de ses contemporains mais comme chacun sait, avec le temps qui passe, tout casse, tout lasse, tout s’efface.

Z. Z. Omar ! Il ne te reste plus qu’à chanter comme l’ont fait tant d’autres avant toi Léo Ferré, Dalida, Henri Salvador, Jane Birkin … « Avec le temps va, tout s’en va » …Sans l’admiration d’un fils qui n’en finit pas de s’étonner de la créativité de ce père qu’il a eu là (Hula holàlà !), Colas-Guérin serait peut-être à jamais tombé dans les oubliettes de l’Histoire de l’art.

O. K. Oubliettes ?

Z. Z. C’est le nom que l’on pourrait donner à un caveau obscur et surpeuplé de milliers de poètes, de peintres et de musiciens oubliés. Comment entendre ces fantômes qu’une cruelle absence de voix empêche de crier : « Moi aussi, j’ai existé ! » ?

M. A.-L. Il y a quand même quelques épargnés – ceux qui comme Jacques Colas-Guérin ont laissé des traces, écrites, peintes, filmées ou enregistrées de leur bref passage sur Terre. Colas-Guérin peignit les corps comme des paysages, et en peignant des paysages, y découvrit des corps. En 1981, à propos d’une exposition intitulée Corps et Calanques, Jeanine Warnod écrivait dans Le Figaro

Jeanine Warnod. « Colas-Guérin confond les nus et les paysages au point de transformer les êtres en rochers, le ciel et la mer en lit velouté. »

M. A.-L. Et ce gentil poète qu’était Jean-Jacques Lévèque écrivit, en cette même année 81, dans Les Nouvelles Littéraires à une époque où j’y travaillais comme correcteur…

Jean-Jacques Lévêque. « Colas-Guérin nous propose le corps dans la magnificence de ses origines, soudé à ses sources, fortement ancré dans l’humus de la matière dont il est un avatar heureux, la célébration. »

M. A.-L. Je me souviens bien de Jean-Jacques Lévêque. Il était mon voisin dans la rubrique des comptes-rendus d’exposition dans la revue Cimaise. Il signait ses articles J.-J. L. C’était un garçon mince et souriant dont la mère tenait une librairie-galerie Le Soleil dans la tête, rue de Vaugirard. Il ne perdait pas son temps à critiquer de prétendus défauts dans les œuvres qu’il chroniquait, mais s’efforçait plutôt d’entrer en résonnance avec elles. Sur Dubuffet, par exemple, il a écrit …

Jean-Jacques Lévêque. « Pour répondre à la question : Qu’est-ce que la vie ?, le poète et le peintre sont frères devant le monde … Dubuffet a sans doute réalisé le rêve de tout créateur actuel : inventer un itinéraire qui soit aussi complexe, multiple et contradictoire que la vie qu’il veut reconstruire, traduire, imager. »

M. A.-L. C’est bien dit. Mais ce dont je voudrais vous parler, c’est moins de la qualité des textes qu’il écrivait pour gagner sa vie que de la façon peu commune dont il la perdit.

O. K. C’est-à-dire ?

M. A.-L. Il vivait dans le 9earrondissement de Paris, dans la même rue que Michel Ragon, notre illustre voisin de rubrique dans Cimaise. Je suis allé voir Michel régulièrement chaque semaine jusqu’à son départ pour un autre plan d’existence. Pas très loin non plus de cette rue Fontaine où était l’atelier d’André Breton. Un jour je l’avais vu à sa fenêtre et nous nous étions fait un grand bonjour de la main.

Z. Z. Quel rapport avec la façon dont il perdit la vie ? Tu veux articuler cette lapalissade qu’un quart d’heure avant sa mort, il faisait encore envie ?

M. A. L. Non. Michel Ragon m’a appris que Jean-Jacques était mort en allant acheter du pain à la boulangerie. Mais parce qu’il n’avait pas de papiers sur lui, il avait fallu plusieurs jours avant que la police puisse l’identifier.

Z. Z. Moralité, n’oubliez jamais votre passeport si vous allez acheter un éclair au café !

M. A.-L. Rigole toujours, Zéraphim. Comme Marcel Duchamp l’a fait graver sur sa tombe à Rouen « Et d’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent ». On verra bien quelle tête tu feras lorsque c’est chez toi que la mort entrera sans frapper !

O. K. Et si, pour échapper à ces préoccupations morbides, tu nous parlais un peu plus, Marc Albert, de la peinture de Jacques Colas-Guérin ?

 

Jacques Colas-Guérin, L’atelier, huiles sur toile. 1952, 65x48cm
 

Jacques Colas-Guérin, In memoriam de la mort d’un jeune poète
huiles sur toile, 1962

M. A.-L. D’autant plus volontiers que son fils Jean-Baptiste m’a mâché le travail. Il a numérisé le travail de son père, de décennie en décennie. Il devient donc facile de suivre son évolution. Dans les années 1950-60, il passe d’une figuration dans des couleurs douces à une abstraction post-cubiste dans l’esprit de la J.E.P. (la Jeune École de Paris).

O. K. Tu ne vas quand même pas faire défiler sous nos yeux toute son œuvre, de décennie en décennie, sous prétexte que son fils l’a numérisée !

M. A.-L. Non. Je garde cela pour la monographie que Jean-Baptiste et moi avons l’intention de faire paraître en 2027 pour célébrer les cent ans qu’aurait eu Jacques Colas-Guérin cette année-là. C’est ici qu’à mon plus grand regret, à la 63e page de cette anachronique, je dois vous quitter, chère lectrice, cher lecteur. Si vous avez lu jusque-là, vous aurez vaillamment prouvé votre amour de la lecture. De Paris, je vous dis « À la prochaine », ou comme on dit à New-York See you later; à Barcelone Hasta luego; à Port-au-Prince À dan on pi ta ou à Pointe-à-Pitre « A dan on note soleil ! »