Decouvertes

La chronique gastronomique d’Antoine Benouard. Juin 2021

Mythologie du steak tartare

On peut regarder le steak tartare à travers les trois célèbres dimensions lacaniennes du symbolique, de l’imaginaire et du réel.

Le symbolique d’abord : la dégustation d’un steak tartare est toujours un événement. Il marque un arrêt dans le quotidien. Il est la pause Tatare dans la journée occidentale. Il est un rituel où le libre arbitre — l’accommodement volontaire des sauces — rencontre la prédétermination — le steak est déjà bien établi avec ses (précieux et incontournables) accessoires (les frites et la salade). Il est le choix et le non-choix, la liberté et la contrainte, la simplicité et la sophistication. Il est le combiné ambivalent du cru précivilisationnel et du presque cuit par les feux de la moutarde, de la conversation (à table) et de la sauce Worcestershire. Il est le retour du cannibalisme enfoui, de la transgression enfin autorisée, de la dévoration archaïque qui se mute en assiette bistrotière. Il est le champ conquis par la ville, la ronce domestiquée par l’herboriste. Il est la barbarie s’abouchant avec la culture.

L’imaginaire ensuite : on sait que ce que l’on mange va au-delà de ce que l’on mange, et le steak tartare, plus particulièrement, diffuse des images mentales au fur et à mesure qu’on le déguste. L’objet est aussi fantasmatique que réel. Roland Barthes décrivit superbement le tableau (in «Le bifteck et les frites», Mythologies,1957) : « Il y a dans cette préparation [du steak tartare] tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l’œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition ». Quel cinéma d’imagination que ce steak tartare : c’est l’accouchement d’un veau, c’est la ponte des poules, c’est un ruissellement de viande, c’est la farandole des sauces du monde entier, c’est un coucher de soleil écarlate.

Le réel pour finir : le steak tartare, ce n’est pas n’importe quel morceau de bœuf. Il faut le choisir plutôt dans le rumsteck, ou mieux encore, comme le préconise Jean-Christophe Delecroix, directeur de la Closerie des Lilas, « dans l’aiguillette baronne, plus adaptée ». Attention aux escrocs : le haché de façon générale, et le steak tartare en particulier, exigent de l’impeccable (préparé à la dernière minute et non — plus ou moins — réfrigéré pendant des heures). Il doit être accompagné de mesclun, qui, comme le rappelle ce même directeur éclairé, est « un mélange de salades et non une espèce en soi ». Il y a deux écoles : le coupé au couteau ou au hachoir. Je confesse que, pour ma part, je préfère le haché fin. Le directeur partage mes convictions gustatives, mais ne m’a pas dévoilé le secret de l’émulsion sublime qui fait du Tartare de la Closerie, accompagné de ses frites et de son « mesclun », un des plus fameux de la capitale. Mythique même. Dans tous les cas, il a traversé l’Histoire et fait partie du patrimoine.

À encourager (le Tartare me fut servi avec le sourire et il y a une nouvelle direction) : Le Bouquet d’Alésia , 75 Avenue du Général Leclerc, à Paris, 75 014.
Et bien sûr, sous la houlette du chef Johann Staskiewicz, le Tartare de la Closerie : 171, boulevard du Montparnasse, à Paris, 75 006 Téléphone : 01 40 51 34 50.

Pour m’écrire, as usual : antoinebenouard@gmail.com