Regards

Bacon au Centre Pompidou

par Henri-Hughes Lejeune

Qui êtes-vous Mister Bacon.

Il est ici question, il s’agit d’un grand peintre. Un très grand peintre. Nul n’en doute.
Le critique moins que personne. Peut-être, sans doute, lui non plus. Un jour du moins a-t-il dû le savoir, franchir le pas.
(Io soy Picassos s’est découvert un soir le jeune Malaguenô devant un miroir).
Très jeune, lui aussi.
Parlons du critique justement. Pour lui la question va se poser, lui est adressée à lui, personnellement.
Devant un « très grand peintre » il lui faut bien dire pourquoi il le considère comme tel.
Il lui faut parler de lui.
Il se retrouve alors très seul car c’est à lui que le peintre s’adresse : à lui, personnellement.
Il n’est pas d’échappatoire.
Et quand il s’agit de Bacon, ce n’est pas toujours facile.

Il me serait aventureux de dire que j’ai rencontré Francis Bacon. Mais je l’ai bien vu, reconnu car je savais qui il était. Il y a très, très longtemps : j’étais fort jeune.
Je passais avec un ami et me trouvais dans une galerie où il exposait -ou était sur le point d’exposer car il n’y avait pratiquement personne.
Je ne me souviens absolument pas de la raison pour laquelle je me trouvais là.
Il examinait tranquillement, très posément et simplement son accrochage.
Je ne me préoccupais nullement, ne me souciais d’art alors qu’en qualité « d’honnête homme » dans laquelle je me piquais de figurer, plus littéraire peut-être que n’en comportait l’équilibre.
Sa renommée l’avait précédé à Paris, tumultueuse.
Voir de plein-pied un gentleman confortablement vêtu de tweed impeccablement coupé, roux et un peu rougeaud de teint, même pas maigre, calmement et en silence occupé de ce pourquoi il était là nous avait remplis d’étonnement, voire un peu d’admiration, très snobs de Grande-Bretagne comme nous pouvions l’être. On ne voyait pas tant d’Anglais alors.
Les célébrités locales ou celles du continent ne se comportaient pas exactement de la sorte, plus enrobées en elles-mêmes, extériorisées, ce qui n’était nullement le cas du héros de cette rencontre et j’ai toujours conservé ce souvenir ; certes entendais-je toujours et de plus en plus parler de cette célébrité et je sus de mieux en mieux pourquoi, rencontrant sa peinture dans les divers temples de l’art à travers le monde.
Je ne savais au juste quand cela s’était produit, je ne pouvais situer mon souvenir et l’ami qui aurait pu me rafraîchir la mémoire n’était hélas plus de ce monde mais cette occasion vient de se produire en lisant les papiers d’aujourd’hui : Bacon avait exposé à Paris en 1957 à la Galerie Rive Droite.

Voir des tableaux de Bacon est toujours une occasion délectable : contempler une exposition à lui consacrée en est une complètement différente et qui n’est pas sans péril.
Dans sa flamboyante et ténébreuse légende que je ne puis résumer ici il est fait constamment état de son atelier qui est devenu fameux :une pièce petite je crois, entièrement nue, obscure même me semble-t-il, encombrée de détritus et de n’importe quoi, plusieurs épaisseurs de débris de peinture par terre et sur les murs, qu’il ne montrait à personne et où il s’enfermait pour peindre, seul et là seulement ou à peu près.
Ainsi ce noceur impénitent, diabolique et ténébreux mais charmant, fidèle tant à ses amis qu’aux personnages interlopes dans la rencontre et la compagnie desquels il se plaisait, entrait ici pour s’enfermer dans son art, se métamorphoser.

Mane, Thecel, Pharès

Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance

Il n’a plus été d’échappatoire : cette exposition en administre la preuve : et voilà ce qui s’est accompli ici.
Cette petite pièce enfermée sur elle-même est-elle carrée ou ronde comme une arène infernale comme elle en procure l’’impression si elle est représentée dans ces toiles ?
Minuscule en tout cas, dont on ne peut échapper et où nul recours ni aucun refuge ne se peut concevoir.
Une corrida s’y déroule éventuellement, dans la plus totale solitude bien entendu. A l’intérieur. Et, me semble-t-il dans le silence le plus complet, sinon le crissement et l’écroulement, le tumulte des chairs -et des âmes- qui s’affaissent, s’écroulent, disparaissent, se décomposent dans une catastrophe aussi mystérieuse que peu compréhensible et explicable peut-être. Violente infiniment.
Qui est concerné ? En quoi ? A lui (à vous) de le voir.

Le vrai, le seul trait d’humour de l’imperturbable gentleman serait dans l’« understatement » (la distanciation pour être français) des titres :

Etude de …
Etude d’après…
Etude pour…
Trois études pour dos d’homme…

Les couleurs, généralement éclatantes comme peuvent l’être des explosions, mais mates toujours dans leur résultat, des roses, des jaunes, des verts venues de nulle part, entièrement claires mais ne concédant ni n’affichant aucune lumière n’offrent pas la moindre rémission, ni d’échappatoire.

Du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020