Regards

Chronique n° 19 d’Alain Pusel

Roulez, jeunesse !

Ma mère était un Fangio (1) au volant de sa deux chevaux, d’après certains commentateurs. Elle utilisait toutes les ressources de ce bolide démocratique made in Citroën, lorsque jeune assistante sociale, ses rendez-vous dispersés l’obligeaient, sur les routes de Lorraine, à jouer du champignon. Ma mère était aussi, dans la tendance des années soixante, une grande fumeuse. Vitesse et gauloises, absence de GPS et d’autoradio, une vision bien exotique pour les jeunes gens des années 2020…

D’après quelques photographies, dans lesquelles je peux me baigner — respirer les sels d’argent à des moments différents vaut bien le fleuve héraclitéen, ce fleuve qui est le même et différent à la fois. On voit, et on ne voit pas.

Les torrents de la vie sont aussi passés par là.

Alors les premières voitures de mes parents, au rayon voiture familiale, sont des Citroën. Ami 8 (quel joli nom… un ami à l’infini, pour toute la vie ?) et Trois Chevaux, une autre berline de la gamme du même constructeur.

Pas de hasard : la 3 CV était entrée dans la gamme pour prendre la place du milieu : entre la 2CV (entrée de gamme et véhicule officiel des assistantes sociales, donc) et la DS (haut de gamme, voiture des présidents). J’étais bien venu au monde au sein d’une famille de la classe moyenne, sise dans le Royaume de France/dans la République française une et indivisible : tout cela ensemble. Dans le monde des déplacements à l’intérieur des frontières, le trio Peugeot — Citroën — Renault existait, en dépit de tensions internes entre les deux premiers et de rivalité féroce entre le premier et le troisième, à la fois comme moteur idéologique et à explosions (cela va sans dire).

À partir du moment, dans le milieu des années 70, où mon père connut un bond salarial — raison économique : mes parents basculèrent dans une tranche supérieure de la classe moyenne, et où nous nous installâmes à une centaine de mètres d’un garage Renault — raison pratique : nous nous mîmes évidemment à rouler en R 12. (combien de tranches y avait-il ?)

L’horizon dépassable de la R12 fut bien sûr la R16.

Tout de suite, loin devant. À des années-lumière, sans conteste, de l’Ami 8.

La rivalité féroce entre le Lion de Peugeot (qui avait fini par avaler la marque au Double Chevron) et le Losange de Renault est une page importante de l’histoire de France. De l’histoire en France, plus exactement. Nous n’en feuilletterons que quelques-unes.

Une illustration simple : ma tante et mon oncle qui ne connaîtront pas un bond salarial équivalent à celui de mon père, roulèrent en Peugeot toute leur vie. Fidélité à « la Peuge » d’autant plus, raison pratique si vous suivez bien, qu’ils habitaient à Montbéliard, près des usines du constructeur et de certains petits arrangements — voitures quasi neuves achetées à prix préférentiels.

Donc, tant que je demeurais avec mes parents les Renault se succédèrent. J’ai une pensée pour la révolutionnaire R14, première voiture « compacte » de la Régie, qui anticipait le modèle Espace des années 90. Ma mère ne l’aimait pas. Mon père ne l’a pas gardé très longtemps. Ce dont je me souviens, à chaque fois que nous venions au garage récupérer le nouvel engin, était l’odeur de cuir neuf lorsqu’on s’installait dans le véhicule et le fascicule épais, rempli de photos couleurs, que remettait le concessionnaire à mon père et qui expliquait tout du fonctionnement de la nouvelle automobile. Ma mère ne conduisait plus. Est-ce qu’un inconscient idéologique avait motivé sa lassitude du volant ? Elle devait repenser à sa jeunesse intrépide en 2CV, cigarette au bec, certainement aussi. La Renault, c’est la voiture de mon père.

Alors maintenant, comment expliquer… enfant, dans toutes les Renault, surtout avec la R16, je me souviens du nombre de fois qu’il a fallu s’arrêter sur le bord de la route, en urgence. Pour que je sorte vite, aller vomir mes petits boyaux. Je revois la sollicitude de ma mère, l’énervement de mon père. Je ne sais plus si mon frère choisissait l’une des deux solutions ou préférait une neutralité suisse (y vendait-on, dans cette Confédération, plus de Renault que de Peugeot ?). Dès que la route se transformait en lacets, mon ventre épousait le tracé.

Je m’interroge toujours : avais-je le sentiment d’être mal embarqué depuis le début ? Quelle idée que d’être né… Était-ce une manière de faire signe ? Il est des moyens moins organiques… Mon père conduisait-il mal ?

À cette dernière question, je m’insurge, de moi-même ; je me rappelle dans les années Citroën que ma grand-mère était tout à fait rassurée, le dimanche, que « Jean », mon père, tienne le volant. Pour éviter que sa fille, ma mère, ne le reprenne, peut-être.

Nous garderons pour une autre fois les savoureuses disputes entre parents, lors de la lecture du trajet à suivre sur la carte Michelin, à l’intérieur des berlines, et cela toutes strates sociales confondues. Dans toutes les Renault et les Peugeot, l’agitation du corps et le verbe haut surgissaient chez le pilote et le co-pilote. Les enfants, à l’arrière, avaient bien vu le panneau indiquant la sortie, mais se dépêchaient de ne pas le dire : il aurait alors fallu choisir entre sa mère et son père.

Je crois que ma mère savait très bien lire une carte.

Ami lecteur, nous pourrions aussi jouer à Tintin vs Astérix, Choco BN vs Prince, Cartier-Bresson vs Doisneau… notre pays au nom de querelles idéologiques charmantes et désuètes, en a inventé des duels que nous emportons dans notre cœur, comme des bouées souriantes, histoire de surnager dans les flots de la mémoire.

  1. Fangio : Juan Manuel Fangio, 1911 – 1995, célèbre pilote de Formule 1, équivalent dans les années 50 de Michaël Schumacher et de Lewis Hamilton