Regards

Chronique n° 16 d’Alain Pusel

Peu à peu tout me happe

Peu à peu tout me happe
Je me dérobe je me détache
Sans laisser d’auréole(1)

Ces dernières semaines, à chaque fois que ma compagne et moi avons envisagé quelques jours ailleurs — plutôt vers la mer, le diktat sanitaire nous est tombé dessus, quand ce n’est pas la fermeture des hôtels et des restaurants ; bref nos jolis plans de détente y sont tombés — à l’eau.

Ne reste plus qu’à se rabattre encore, encore, toujours vers les deniers du rêve, un imaginaire, une histoire mise en pages.

La nouvelle sublime de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (2), par exemple : Le professeur et la sirène (3). Ou comment une sirène alias femme fatale, croqueuse de « poissons frémissants » et de chair (d’homme) fraîche, sévit, excessive amoureuse. Elle entraînera par le fond le vieil érudit acariâtredans un final de flots et d’écume.

Toucher le fond. S’évanouir dans les abysses. Remonter à tire-d’aile — les poissons volants sont minoritaires — plus précisément via des nageoires géantes de monstre marin.

Voilà bien notre sort, à fleur de bitume et de couvre-feu dans ce printemps qui bruit.

Voilà où nous en sommes — si déjà nous sommes (être ou ne pas, être, en somme Big Will nous murmure à l’oreille la toujours terrible question).

Marguerite Yourcenar (4) nous encourage, elle, à faire le tour de la prison, dans L’œuvre au noir : son héros Zénon Ligre y mène une vie remplie de curiosités, d’apprentissage et de voyages.

Le pendant, version impériale, de Zénon est Hadrien ; ce dernier lui aussi peut manifester l’envie de souffler. Promesse d’un répit, d’un délassement, suspension heureuse. Mais cela n’est pas toujours possible, même à un dieu humain.

« Il m’eût été doux, pour une fois, de passer le printemps à Rome, d’y retrouver la Villa commencée, les caresses capricieuses de Lucius, l’amitié de Plotine. Mais ce séjour en ville fut interrompu presque aussitôt par d’alarmantes rumeurs de guerre. La paix avec les Parthes avait été conclue depuis trois ans à peine, et déjà des incidents graves éclataient sur l’Euphrate. Je partis immédiatement pour l’Orient. » (5)

J’imagine une promenade en bateau, de la côte vers les îles, de Marseille vers le Château d’If, pourquoi pas. Et penché à l’arrière, j’observerai les traces de l’art qui expliquent la nature, les images canoniques qui tiennent lieu de vade-mecum : le navire qui creuse son sillage ; un Fontana fugace, une ouverture éphémère qui dit l’immensité de l’espace, et parle de blessure ou de dialogue…

« Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s’échanger, aller d’un être à l’autre comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que les deux amants se passent dans un baiser ? Tout sage change vingt fois par an d’avis sur ces choses ; le scepticisme le disputait en moi à l’envie de savoir et l’enthousiasme à l’ironie. » (6)

L’autre nuit, j’ai rêvé de Zvy Milshtein. Comme à chaque fois que dans un songe apparaît une personne que j’ai connue, cette dernière fait silence. Le visiteur me rappelle qu’il vient d’ailleurs. Aujourd’hui, le robinet médiatique s’enivre à ses propres vanités, s’y enroule et s’y complaît : la fable de l’ancien et du nouveau monde sert d’incipit à de nombreux journalistes en quête d’une deuxième phrase. Or, il n’y en a qu’un seul ; et ce séjour terrestre nous exalte et nous oppresse. Les âmes qui nous visitent dans le flottement du sommeil séjournent dans l’outre-monde, vont et viennent, au gré de leur mystérieuse humeur.
Peu à peu me happe
(…)
Les cymbales les symboles
Collent (7)

Fin de journée… Sur le rayonnage, cette invitation au voyage ; ce rêve éveillé, ces images mentales que je puise tout à trac, chez Guillaume Couffignal (8). Ces travaux nés de l’esprit et du feu… Il est interrogé parce qu’il passe dans ses travaux de sculpture, d’une série d’escaliers à une série de barques, et il répond :
« Créer en moi un vide par concentration… je fais ma barque, je m’embarque » (9)

 
(1) Paroles extraites de la chanson « Happe » parue sur l’album Osez Joséphine, Alain Bashung, 1991
(2). Né en 1896, le prince de Lampedusa a écrit « Le Guépard ». Mort en 1957.
(3) Dans le recueil de Nouvelles, Éditions du seuil, 2014.
(4) Femme de lettres, 1903 – 1987. Première femme à entrer à l’Académie française.
(5) Mémoires d’Hadrien, Éditions Gallimard, 1974, page 157
(6) idem, page 190
(7) Paroles extraites de la chanson « Happe »
(8) Sculpteur, artiste-fondeur contemporain
(9) Marches de feux, Guillaume Couffignal, Area Editions, Paris, 2019