Regards

Chronique n°8 d’Alain Pusel

Chambre d’hôtel et dernières notes

A droite, sur la façade du 19 avenue Stephen Pichon, à Paris dans le treizième, face au vent et à la pluie, se tient fine, fière et stoïque, une petite plaque avec comme inscription en caractères dorés :

Dans cet hôtel

Jean GENET

est mort le 15 avril 1986

Ce n’est pas un haïku mais un faire-part – il est des mois d’avril meurtriers.

Genet vivait d’hôtel en hôtel, éternel vagabond sans maison et sans compagnon. Le jeune voleur devenu un vieil homme malade, confie quelques jours avant sa mort deux valises remplies de manuscrits à son avocat qui les gardera avec lui durant vingt ans. La littérature rend-t-elle la vie plus légère ?

Chet Baker (1929 – 1988) l’émouvant jazzman, dérivera de longues années d’hôtel en hôtel, avec un petit sac en papier et sa trompette comme seuls trésors. En-dehors de ses séances sous héroïne, le musicien au visage peu à peu détruit – jeune, il ressemblait à un athlète des plages californiennes – délivre ses notes bleues et son chant murmuré les nuits de concert.

Le beau et récent film « Born to be blue » (1) restitue entre rêve et réalité, son addiction à la musique et son visage d’Orphée, glissant des coulisses à la scène, comme revenu des morts, comme éternel amant tour à tout soupirant et défait.

« My funny Valentine » (2) est son hommage à Eurydice – la mort avec laquelle il jouait depuis des décennies s’abat le 13 mai 1988 : il tombe de sa chambre d’hôtel. Le Pins Hendrick, à Amsterdam. Il y a une plaque commémorative sur la façade, là aussi.

Genet et Baker, jeunes, magnifiques et audacieux, avec un air à la fois doux et bravache. Ce sont de tendres boxeurs, de jeunes dieux sur les photographies.

Genet se mesurera au hiératisme de Giacometti, Baker fera des improvisations avec Charly Parker. Ils sont adoubés par des géants – eux, des types venus de nulle part ; l’orphelin de la colonie pénitentiaire de Mettray et le gamin solitaire d’une ferme de l’Oklahoma. Rebelles, têtus et fragiles.

Qu’en est-il de chacune de nos vies ?

Quel est donc le bagage qui l’accompagne ?

Cesare Pavese écrit dans son Journal le 25 mars 1950 : « On ne se tue pas par amour pour une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant. » (3)

Cesare, Jean et Chet, si vaillants et si frêles – se sentaient-ils autant de passage pour séjourner dans ces chambres anonymes, à lutter avec leurs notes et leurs mots, la nuit filante, l’immense solitude drapant leurs fantômes, leurs démons et leurs anges.

Pavese se suicide le 27 août 1950, à l’hôtel Roma de Turin :

Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. (4)

L’hôtel de Genet fait l’angle avec l’Impasse du Petit Modèle. La plaque en marbre rose communique avec la plaque en émail bleu.

La blancheur de la tombe de Genet, face à la mer, sous le ciel bleu du Maroc, est son dernier poème.

  1. Film de Robert Budreau avec Ethan Hawke
  2. Standard de jazz popularisé par Chet Baker (créé par Rodgers et Hart)
  3. Cesare Pavese, Le métier de vivre, Folio-Gallimard, 2008, p.578
  4. Idem, p.588