Regards

Chronique numéro 27 – Alain Pusel

Orange, Jaune et Bleue

Du bout de ma planche, j’observe les décolletés en V
Sommes tous bien arrivés, amitiés
D’ici on pourrait croire que la vue est imprenable
Tout est si calme ce soir
Puis-je hurler ? (1)

La bascule vers l’automne effraie un peu ;

Alors on se refait le film des vacances d’été.

Il y a le souvenir coloré, comme ces fleurs des jonquilles en longueur :

Ce sont des voiles de parapente d’abord au-dessus de la montagne

Et qui glissent ensuite vers le bas –

Orange, bleue, jaune

Un trio qui virevolte alors que le soleil s’abaisse et que la montagne retrouvera bientôt

Son aspect vert sombre du soir qui fraîchit.

Ce trio qui ondule, qui glisse comme relié à un fil, soudain l’un remonte, l’autre devient acrobate et s’adonne aux figures de style, le troisième amorce douce chute –

Bleue jaune et orange

Et le rougeoiement du soleil sur le sommet de la montagne…

La base d’où ont décollé les trois fleurs – orgueilleuses, détachées l’une de l’autre,

Et solidaires comme un rappel de l’Art Nouveau –

Motif floral qui oscille, qui hésite, qui fait des bonds immobiles le long d’une décoration intérieure.

 

C’est bien de détacher son regard

D’oublier Euclide, ses lignes bien droites et ses points si … pointilleux

Pour voguer vers d’autres géométries allègres, enchantées ;

Un espace soyeux dans le ciel.

Les voiles des parapentes en demi-lunes papillonnent encore alors que le mauve du soir les enveloppe doucement et que la montagne est vive en ses battements verts

Quelle composition, si jolie –

Du bout de ma planche, j’observe la fin de l’été
Tout est si calme ce soir
Puis-je frimer ?
(…)
Sommes-nous certains d’être sûrs d’être détendus
Tout est si calme ce soir
Puis-je être ému ? (2)

Roland Barthes propose de nous transporter ailleurs :

de la montagne à la mer, il n’y a qu’un pas et un point de vue, autre ;

Qui renvoie au même des sensations colorées, du sentiment au monde,

Du regard qui s’élève et des larmes qui nous montent, pareilles :

     Les arbres sont des alphabets, disaient les
Grecs. Parmi tous les arbres-lettres, le palmier est
Le plus beau. De l’écriture, profuse et distincte
Comme le jet de ses palmes, il possède l’effet
Majeur : la retombée (3)

Faut-il donc pour sentir que l’on ressent, pour que toutes nos émotions

Deviennent des signes, en poudre noire : sur un papier, sur un écran –

Sinon, des petits nuages blancs s’évaporent, sortis abêtis de nos crânes et fuient loin et tout droit ; dans l’ennui d’un Euclide –

Barthes, encore :

31 octobre
Parfois, très brièvement, un moment blanc
– comme d’insensibilité – qui n’est pas moment d’oubli. Cela m’effraye.

31 octobre
Acuité nouvelle, étrange, à voir (dans la rue) la
laideur ou la beauté des gens. (4)

Et cette phrase terrible, dense et définitive (c’est déjà l’été d’après)

31 juillet
Je ne souhaite rien d’autre que d’habiter mon chagrin (5)

L’ombre qui vient après le vol des demi-lunes, après la composition des couleurs,
après le jeu du regard et la sortie de soi, c’est bien celle de l’automne –

Les derniers feux des couleurs fauves ;

Les feuilles qui se tordent et craquent sous nos pas ;

Il n’y aura que les enfants pour les ramasser, les tenir bien solitaires ou au contraire en un bouquet très solidaires – pour s’en émerveiller ;

Devant eux, toute la vie ouverte, tous les jours en couleurs ; la joie de l’initial –

Et nous devant ces tapis de l’automne, méfiants, mi-inquiets, devant ces métaphores des forces qui en finissent, des sèves épuisées du printemps et des douceurs craquelées de l’été ;

Nous voilà rendus à nos efforts à faire et à refaire, devant les lueurs vertes de la montagne de nos souvenirs.

« Les événements riment au sein du grand poème dont nul ne sait le début ou la fin ni ne parvient à suivre le fil mais à l’intérieur duquel chaque mot prononcé semble comme l’écho d’un autre. Toute révolution est un retour en arrière. Tout nouveau départ : un recommencement. » (6)

Marchons de l’auteur de « L’oubli » à celui de « L’Immortalité » ;

Empruntons un sentier de littérature…

« Il était deux heures et demie et il lui fallait partir sans délai, car elle n’aimait pas conduire la vie. Mais elle ne se décidait pas à tourner la clef de contact. Tel un amant qui n’a pas eu le temps d’exprimer ce qu’il a dans le cœur, le paysage autour d’elle l’empêchait de s’en aller. Elle descendit de voiture. Les montagnes l’encerclaient ; celles de gauche étaient illuminées de couleurs vives et la blancheur des glaciers étincelait au-dessus de leur vert horizon ; celles de droite s’enveloppaient dans un brouillard jaunâtre qui ne laissait apparaître que leur silhouette. C’étaient deux éclairages entièrement différents ; deux mondes différents. Elle tourna la tête de gauche à droite, de droite à gauche… » (7)

Selon François Ricard, le personnage d’Agnès dans ce roman témoignerait de toute l’œuvre du romancier : Agnès, fait un pas de côté cet après-midi-là, parce que toute l’œuvre de M.K. est « comme l’exploration d’un monde (…) abandonné, c’est-à-dire du monde tel qu’il ne cesse d’apparaître à la conscience exilée » (8)

Voilà la fraîcheur du soir.

Voilà que l’automne tintinnabule à notre fenêtre.

Revient aux lèvres le refrain de la chanson d’Alain Bashung :

Echantillon décolleté en V
Pourquoi m’as-tu quitté ?
Flèche assortie
Seule particularité élégance (9)

Photographie : couverture de « roland Barthes par roland barthes, Editions du Seuil, 1975

  • (1) Elégance, 1983, Alain Bashung, musique, et paroles de Pascal Jacquemin
  • (2) Idem
  • (3) Roland Barthes in roland Barthes par roland barthes, p.45, éditions du Seuil, « Vers l’écriture », 1975
  • (4) Roland Barthes, Journal de deuil, p.36 et p.37, éditions du Seuil, 2009
  • (5) Idem, p.186
  • (6) Philippe Forest, « Je reste roi de mes chagrins », p.85, Gallimard, 2019
  • (7) Milan Kundera, L’immortalité, p. 267, Gallimard, 1990
  • (8) François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, p.30, Arcades-Gallimard, 2003
  • (9) Elégance, Bashung- Jacquemin, 1983