Regards

Chronique numéro 28 – Alain Pusel

La diagonale du fou

Comme on se retrouve, ce bon vieux réseau métropolitain et moi

On a repris l’habitude.
Depuis la rentrée.

Toujours traumatisante, la rentrée. Souvent intéressant, le réseau. Pourtant, comment peut-on élever ses pensées lorsqu’on se retrouve aussi bas…

La jeune femme me fait face. Elle fixe ardemment un homme, trentenaire plongé dans son portable intelligent, assis à côté de moi.

Je pense que le type n’a pas encore atterri, de ses vacances. Il n’a pas encore touché terre. Alors, vous imaginez : comment sous-terre, recouvrerait-il ses esprits.

Il sort à la station suivante.

Elle tourne la page de son carnet. Un jeune homme vient s’asseoir à côté de moi.

Elle le scrute intensément.

Je commence à me demander, quand même, qui est et que fait cette femme, brune, assez maigre, habillée couleur parme.

Elle le dessine. Ça y est. Très vite. Le type ne voit rien. Il a sorti un livre de poche.

Crayon. Trait. Vive allure. Elle le croque.

C’est une mangeuse qui incorpore à grands traits.

Il se lève. Pas un regard envers sa dévoreuse.

Une femme vient s’asseoir. Chignon, lunettes, col relevé. Plongée dans son portable. Un jeu, ça clignote, forcément passionnant.

La croqueuse a tourné la page. Fixité, intensité, rapidité. La dame de la diagonale.

Le manège durera plusieurs tours, tandis que notre rame, comme sur un circuit miniature, qu’actionnerait avec curiosité un enfant-dieu gigantissime , appuyant sur sa manette, continue à tourner bien rond.

C’est elle qui sort. Je la suis. Pas osé l’aborder, cette femme en chemisier parme. Quelque chose de trop tendu dans le cou. Dans ses sous-sols, le fond de l’être effraie un peu.

Plus tard, dans une autre rame.

Très jolie femme, jupe rouge orangé, en face d’une des portes, sur ma gauche. En diagonale pour moi. De longs cheveux, elle se regarde dans la vitre lorsque le fond vire au noir et que la rame prend de la vitesse.

Soudain un petit garçon. Deux ans ? Dans sa poussette. Sa mère ne regarde que son portable.

Le petit tire sur la jupe. Une fois, deux fois.

La mère dans son portable.

La femme dans son reflet.

Une station, deux. Arrêts, redémarrage.

Le petit continue à intervalles réguliers.

Soudain, la femme se retourne, doucement. Elle lui sourit. Elle descend à la prochaine.

J’imagine. C’est moi qui tire sur sa jupe orangé rouge. Autour des femmes plongées dans leur portable, des hommes pianistes de leur téléphone.

On m’aurait quand même arrêté. La mère aurait relevé la tête. Traduit en justice. Un cercle de féministes en furie m’aurait hurlé dessus.

On m’aurait conduit place de la Concorde. La guillotine, ou le bûcher. Ou les deux, l’un après l’une.

Je somnole.

J’aurais dû emmener mon portable pour pouvoir jouer à un jeu intelligent. C’est difficile de refaire de longs trajets en métro. On commence à se raconter de drôles d’histoires, en biais, et en travers.

Je sors de mon sac un livre. Je lis de dos.

Non. Je lis le dos de la couverture.

« Pour la première fois depuis quinze ans, le nom de cette femme lui occupait l’esprit, et ce nom entraînerait à sa suite, certainement, le souvenir d’autres personnes qu’il avait vues autour d’elle, dans la maison de la rue du Docteur-Kurzenne. (…) Et , ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs, et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoses en personnages de roman. »

Tiens, ce serait le dernier roman de Patrick Modiano.

Il a trouvé le moyen de se renouveler, lui. Pour la rentrée. Le titre, c’est : Chevreuse.

Ce qui est bien, c’est que tout de suite j’ai pensé à : vallée.

Vallée de Chevreuse.

C’est joli d’imaginer un espace, des forêts, une végétation, à la suite d’une montagne ou s’épanouissant entre deux montagnes. En pente douce. On descend lentement.

Mais absolument pas sous terre, on s’arrête avant.

J’ai bien fait de ne pas avoir pris mon téléphone portable. Me voici transporté ailleurs, sous le bleu du ciel un vert de printemps.

Patrick Modiano, Chevreuse, Editions Gallimard. Parution : automne 2021