Rubrique Au fil de l’Art 1 – Le Gisant d’Or

Par Camilo Racana

Une approche à l’œuvre de Christian Paraschiv exposée à la galerie David Guiraud, Paris. Mois d’octobre 2018/
Dans son ouvrage Strunga (1980), Paraschiv traite de l’un des principaux sujets de la tradition populaire roumaine. Cette série est basée sur une chanson du folklore roumain. Elle raconte le sacrifice d’un homme qui, avec sa mort, permettra le développement prospère de sa communauté et son dialogue avec un mouton chargé de communiquer sa mort à sa famille.
Strunga rassemble un certain nombre d’éléments qui, jusque-là, habitent la création de Paraschiv: la photographie comme support, la nudité masculine, la colorisation, la peau, le portrait. Éléments qui évolueront ou seront modifiés tout au long de la série. En bref: les composantes qui mèneront son futur travail à partir de l’image du corps sacrificiel, de son passage à travers l’image du corps reconstitué vers le corps dans l’espace. C’est Le Salut.

Alors que les scribes monastiques transcrivent la Bible sur la peau d’agneau préparée, Paraschiv découpera sa propre peau en carrés de 2 cm x 2 cm qui seront mis en culture jusqu’à obtenir une surface de 8 cm x 8 cm. Sur ces surfaces, les images scannées et numérisées de son corps seront imprimées et se reposeront, en gardant leur transparence, au dos de chaque morceau fixé sur une feuille d’or. Entre la peau de culture et la peau animale, il y a un transfert de l’image du corps pour chaque morceau. Par exemple, le « Corps vue de face » a 36 morceaux ! Donc, les scans du corps de face ont était réalisées dans 36 carrés de peau de culture. Ni dessin ni photo. Scan et intervention à la main pour chaque morceau.
« L’initiation d’un jeune guerrier commence par la coupure de la peau…d’après les religions monothéistes par la peau qui entoure son gland, celle du dos, du vissage et des bras.
Il y a une toute une œuvre faite de restes de peaux arrachées, de crachats, de poils, de caca, de sperme. Ce sont des corps en transparence ».
Dans cette première période de son œuvre de reconstitution du corps, Paraschiv utilisera ses propres fluides qu’il conservera dans des reliquaires ronds. A la même époque, Il élaborera des performances extrêmes: « Le Noir est la couleur du langage« , le corps enfoui dans les puits de charbon ou de mercure, la pose de ventouses dans son corps, il approchera l’actionnisme viennois et soviétique, fera partie de l’exposition «Phantom der Lust. Visionen des Masochismus in der Kunst » par Peter Weibel,
Au début du 21ème siècle, la triade: peau – scanner – feuille d’or / support – image du corps – soutien, va évoluer. Le support sera l’acétate sur lequel sera imprimé le scan des segments carrés de son corps qui reposera sur la feuille d’or.

Le corpus d’œuvres proposées à la Galerie David Guiraud est divisé en quatre groupes:
1 Les Gisants
2 Les Kimonos
3 Les Carrés
4 Les Cœurs.
1 Les Gisants : sont des corps en suspension. Le corps est « le même unique corps reconstitué par la force de la vénération » présenté dans les quatre positions : du flanc droit, du flanc gauche, du torse, du dos.
a Le flanc droit (destra). Le corps comme paysage, lieu du permanent renouvèlement saisonnier. Les bords du corps découpent le fond par l’incision. Evoquant le « Christ mort» de Hans Holbein, le jeune, ici, Paraschiv, fait un clin d’œil et se moque du « point focal ».
b Le flanc gauche (sinistra). Le cœur. Le monde du dedans. La vidange des entrailles de l’intérieur du corps dans la peinture pharaonique.

c Le corps vu de face (ante). Le corps du mâle et son évolution à rebours. Le rajeunissement inaperçu du visage. Le baiser du gisant nu de Louis XIII cachant son sexe avec ses mains.
d Le corps vue de dos (retro). La non-anatomie du corps. La théorie de la couleur et le chromatisme. Le contraste simultané et la perspective des couleurs. Les illuminations, l’irisation et les piqures pénétrantes du passage du scanner sur la peau.
2 Les kimonos. Ces trois œuvres ont ainsi été titrées par Parachiv en hommage à l’or dans la peinture japonaise. Dans ces trois œuvres, les carrés forment un tau. Le tau est la lettre grecque qui sert d’appel à la crux commissa, l’une des quatre formes iconographiques de représentation de la croix. Au Japon, les kimonos sont faits des morceaux en tissu découpé, plié et jamais recousu. Ils forment des surfaces qui ne tiennent pas en compte de l’anatomie de celui qui les porte. La forme des Kimonos de Paraschiv est posée sur la toile de bure. La toile de bure est l’un des tissus à l’usage ecclésiastique qui indique la plus grande pauvreté de celui qui l’emporte.
3 Les carrés. Paraschiv considère le carré / le cube / le chiffre 4 comme fondamentaux pour son travail. Dans une autre publication, je développerai en détail la signification de cette triade ainsi que la signification et l’utilisation d’autres composants des œuvres de l’exposition «Le Gisant d’Or». Pour l’instant, je dis que le carré est la forme de contention des zones chromatiques. J’ai déjà indiqué que le « point focal » (par exemple : l’œil droit de Jésus dans l’ « Ultima Cena » de Leonardo), est une mathématisation de l’espace qui génère une perspective en ligne droite, il est aboli par la perspective renversée propre aux « véritables icônes » au dessin d’enfant ou à l’art brut.
Maintenant, les Zones internes qui vivent dans la « forme carrée » produisent une dynamique par proximité. Ces Zones contiennent la matière vivante qui germe simultanément, tels les « sacs de viscères », attendant la recomposition du corps.
La contiguïté des carrés génère une silhouette : « Le Gisant« , disons qu’elle génère « l’impression d’une silhouette au repos ». Cette silhouette sera complétée en alliant la transparence de l’acétate à l’or sur lequel elle repose. Ainsi, devant nous, nous n’avons plus la reproduction de l’image corporelle de Christian Paraschiv et toute la réalité laborieuse de son travail, mais une image vivante enveloppée par son aura flottant dans l’espace. C’est Le Gisant d’Or.
4 Le cœur. Le Reliquaire. La relique est très fragile. Toujours. Le reliquaire est la caisse, le récipient qui protège la relique.
Paraschiv sait à quoi on appelle «corps-plein sans organes ». Paraschiv sait que la peau est le grand organe du corps. Paraschiv cherche dans son corps l’organe de ses palpitations. Le cœur a quatre chambres. Parachiv place le radiogramme de son cœur « en relique » dans un reliquaire débordant d’or.

Brèves mentions de fin du rapport.
Les titres originaux des œuvres sont Nomos, Corps et / ou La Peau accompagnés d’un chiffre romain. La controverse est donnée par la signification du mot Nomos et par la définition que j’ai utilisée pour cette exposition. Le mot Nomos, transcription du mot grec νόμος est rapidement traduit par le mot « loi » en tant que comportement habituel, coutumier.
Il me semble que dans notre cas, la signification la plus appropriée est celle utilisée comme « district ». Comme il nous le rappelle son dérivé égyptien de la période ptolémaïque, Nemos désigne également le quartier mais il s’applique singulièrement à ces endroits de culte où se trouve la relique d’une partie du corps démembré d’Osiris.
La forme carrée est formée par deux équerres aux bras identiques dans un angle droit. Elle doit être distinguée du quadrangle de Malevitch.
La croix carrée ou croix grecque crux immissa quadrata. Il s’agit de quatre segments (les bras) d’une taille égale. Elle se glisse parmi les carrés de contention. Elle ne représente pas la crucifixion mais les quatre apôtres, les quatre points cardinaux, les quatre éléments, les quatre champs. L’androgyne primordial. Masculin-Féminin.
L’or. Paraschiv, imprégné par la culture et l’orthodoxie byzantines, intègre l’or dans son travail, non pas comme une couleur à laquelle il attribue la qualité de subversif mais comme une peau.
L’or transforme la matière picturale et la met en suspension. En modifiant la nature de la couleur, il la dirige au-delà de la subversion. La matière aurifère enrobe la surface et génère l’Aura. « L’utilisation de l’or dans l’icône byzantine renverse le principe curant de la couleur simple. En appliquant un jus de couleur sur la feuille d’or, l’or devient plus présent ou plus éloigné. En plus de çà, sur la feuille d’or, il y a dans l’icône des incisions qui donnent une autre référence volumétrique. Le support est gravé presque comme une tissu en relief !! Avec l’illusion qu’il s’agit du relief»
L’or est un alliage. J’ai distingué trois manières de le travailler: par l’application de feuilles d’or fines et résistantes, par la pluie de feuilles découpées et par la pulvérisation de feuilles d’or qui, mélangées à la glue, créent une pâte prête à s’étaler en surface.
Horizontalité et verticalité dans l’exposition « Le Gisant d’Or ». Tandis que les gisants au flanc droit et au flanc gauche flottent dans leur horizontalité, les gisants de face et de dos découvrent leur silhouette «glaive» et maintiennent une suspension statique comme les gardiens de qui sait quel territoire.

Ah ! Seuls deux gisant ont été réalisés en feuille d’or sans carré. Les deux sont d’une finesse rare. L’un est un Gisant au corps en or perforé aux trous réguliers qui découvrent de cercles de couleurs pâles et acides, bordé par le flot du Noire. L’autre, plus petit, est une feuille entière arrachée sur laquelle est incisée l’empreinte du corps du Gisant.
Ces Gisants font partie d’une archéologie contemporaine, vivement la rhétorique. Les deux sont aussi mystérieux qu’une méduse dans le sable.

Paris 8.VIII.2018