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La couleur enflammée du Greco

Par Cybèle Air


Pourquoi le Greco (1541-1614) nous parle-t-il en Moderne ? Parce qu’il additionne les libertés, enraciné dans deux traditions picturales, les icônes du monde orthodoxe, et la peinture vénitienne, celle de Titien et du Tintoret.

En quittant la Crète en 1567, il découvre à Venise l’art du mouvement en peinture : il quitte l’image statique et conquiert la volute, celle de l’ombre qui anime la couleur. Mais quand il quitte Venise en 1570, car trop nombreux sont les génies de la Sérénissime pour vivre de son art, il aborde Rome qu’il doit quitter encore, pour Tolède en 1577. A Venise il a trouvé la couleur exaltée, celle qu’il connaissait déjà par les icônes, mais vibrante désormais, vivante, en mouvement. Tout l’acquis de la perspective occidentale, il le fait sien pour donner cette vie à la couleur, le mouvement, dans l’espace. Il n’est plus un peintre d’icône : il est passé de l’Orient à l’Occident, de l’orthodoxie au catholicisme. Il est devenu peintre finalement, quand la peinture d’icône au sens strict est réservée aux moines. Il est sorti de l’éternel figé, il a conquis la vie, l’existence mouvante. Il est descendu sur terre, en quelque façon.

Ce passage de l’Orient à l’Occident, la présence du Triptyque de Modène (1568-69) le révèle comme centre de l’exposition du Grand Palais. La forme même du triptyque énonce l’origine du Greco, mais déjà l’or des icônes se transforme en jaunes, en orangés mouvants, et blancs pointés comme des notes prolongées de leur aura. Il scintille ce triptyque d’un mouvement heureux de sa propre fougue, qui fait déjà presque éclater le cadre : une pièce maîtresse pour comprendre la radicale originalité du Greco. Le peintre devient lui-même, après ces deux temps : la Crète et Venise, l’Orient puis l’Occident. Il devient lui-même à Tolède, loin des deux sources qui l’ont formé. Il ne deviendra jamais un peintre occidental de la fin du XVIème siècle. Il restera étranger, étrange, venu d’ailleurs.

Le Greco restera ce Grec, ce Crétois qui peint avec une souveraine liberté des espaces qui n’existent pas : un espace symbolique, un espace spirituel. Il peint le mouvement désormais, celui des couleurs, celui des âmes, qui s’élèvent, qui s’enflamment, mais vers un espace qui n’existe pas, mais pour un espace autre que notre espace naturel à trois dimensions. Les couleurs aspirent à l’esprit comme les âmes à la flamme divine, voilà ce que peint le Greco, l’embrasement des cœurs par la lumière. Son geste de peintre affirme ce lieu du désir, un lieu hors de tout lieu asservi à la perspective, un lieu surnaturel. Le Greco a additionné les libertés et non les contraintes. Peindre le mouvement, peindre le surnaturel : il est sorti du statique comme il est sorti du réalisme.

Qu’importe une Crucifixion sans contexte ni perspective. Il sait qu’il peint le moment immémorial du déchirement des cieux comme dit le texte des Evangiles. Ce déchirement reste d’actualité, il n’est pas daté, il s’appelle : la mort, le mal, l’outrage, la déréliction, la souffrance, l’angoisse. Aussi la toile dans ce fond abstrait présente les zébrures de ce déchirement qui ruine l’esprit : la tradition le nomme « péché originel ». Le gris, le noir, les dépôts de blanc montrent ce moment hors du temps. Et ce n’est qu’avec la radicalité de ce déchirement montré ainsi, que les couleurs sensuelles, vivantes, vibrantes, pourront dire la victoire de la Résurrection, la faire ressentir par la joie des contrastes, le velouté et l’abondance de leurs plis et replis. Leur présence foisonne de vie, à jamais.

L’exposition commence par un voile de Véronique, le premier tableau d’une certaine manière. Une empreinte physique, charnelle, le témoignage d’une lutte intérieure et d’une douleur concrète, la marque d’une absence : la peinture pour témoigner et pour espérer ? Les blancs rayonnent des deux. Très vite dans la déambulation du visiteur, apparaît le vert serein et mystérieux de Saint Luc, le saint patron des peintres, celui qui a décrit en détails l’enfance du Christ, la mangeoire, Joseph, Marie. Viennent les rouges somptueux, les mains entrelacées, celles de Saint Paul et de Saint Pierre, les jaunes en vêture, les diagonales bleues, et la reprise de sujets identiques, préfigurant la notion de « série ». La répétition n’est jamais la copie, mais l’approfondissement d’un sujet, une sorte de méditation en forme de tableau. Dans la tradition byzantine le peintre moine reprend les mêmes sujets, car peindre c’est prier. Et Fra Angelico du couvent dominicain San Marco à Florence, fait figure aussi de patron des peintres, dans la tradition catholique.

La modernité en peinture au XIXème siècle doit beaucoup à la découverte des estampes japonaises : peu de couleurs, peu de perspective, une rapidité d’exécution, la saisie de l’instant. Ainsi Van Gogh devient-il lui-même en rencontrant les œuvres de Hokusaï, Hiroshige et Eisen. Il rompt avec les acquis de la longue histoire de la peinture grâce à cette altérité japonaise, irruption dans son paysage mental d’artiste. Dès lors ce sera la « haute note jaune », la puissance de quelques contrastes, un certain affranchissement de la perspective au profit du cadrage. Quand il part dans le Sud, à Arles pour commencer, il part au Japon, écrit-il à ses correspondants. Il peint un espace qui n’existe pas, un ailleurs lumineux qui transfigure les vicissitudes de l’existence. Son aspiration à devenir prêcheur s’incarnera dans la peinture.

Il n’est donc pas étonnant que les peintres de la fin du XIXème et du XXème siècles redécouvrent le Greco, arrivé à une liberté équivalente par d ‘autres voies trois siècles auparavant. Saluons cette foisonnante exposition GRECO, accompagnée d’un passionnant catalogue et d’un effort de publications remarquables.

Exposition « GRECO »

Grand Palais, Paris

Du 16 octobre 2019 au 10 février 2020

Catalogue, sous la direction de Guillaume Kientz

Editions Cohen&Cohen

Greco et les Modernes, par Javier Barón Thaidigsmann

Greco, Biographie d’un peintre extravagant, par Fernando Marías

Mon Comte est bon, par Patrick Weiller (collection roman noir, toujours autour d’un peintre, ici le Greco)