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Sacralisation du consumérisme

Une sérigraphie dénonciatrice de Patricia Camet

Exposée à la galerie Georges Verney – Carron à Lyon, l’artiste péruvienne Patricia Camet présente son œuvre Emoticons, une juxtaposition de moulages en céramique, organisés en mètres carrés. Ces moulages sont autant de portraits simplistes (traits des yeux et de la bouche uniquement) qui frappent par l’association paradoxale de leur familiarité et de leur étrangeté de caractéristiques anthropologiques et industrielles. En effet, ce n’est qu’après coup que l’on se rend compte que les modèles de ces moulages font partie de notre quotidien, qu’ils sont ces emballages en plastique standardisés qui conditionnent nos produits de consommation.

Face à ces constructions artistiques et esthétiques, nous devons faire un effort pour retrouver leurs usages premiers, effort à la fois ludique et gênant, comme si l’on prenait progressivement conscience de l’absurdité de ces empaquetages dont on ne se préoccupe ordinairement pas, à usage unique et voués à la destruction. Leur particularité de consommation et de commutation étant figée dans une éternité sacralisée, ces objets acquièrent alors une valeur en eux-mêmes et pour eux-mêmes, en tant qu’artéfacts des sociétés de consommation modernes et capitalistes. Nous sommes en ce sens, tentés d’établir un parallèle avec les masques des divinités précolombiennes, issus de la culture latino-américaine. Ces moulages prennent un caractère d’idoles contemporaines investies par le divin séculaire de notre siècle et dont la matière première est significativement le plastique.

Ils soulignent ainsi la perte du sacré traditionnel, du fait de la consécration de ce nouveau Dieu-objet, Dieu consommable et qui conduit paradoxalement à sacraliser tout objet, la frontière entre le sacré et le profane, l’essentiel et l’inessentiel, étant tout à fait brouillés.Patricia Camet façonne donc une sorte de sérigraphie dénonciatrice du gaspillage et de l’aveuglement moderne, notamment dans sa relation avec la nature et le divin, sans être condamnatoire pour autant. Cette œuvre se présente davantage comme un état de fait, un compte-rendu de la situation qui vise à une prise de conscience active des spectateurs. C’est ce décalage entre la subjectivité et l’objectivité, entre la présence de l’artiste et son effacement, qui confère à cette œuvre un statut d’artéfact de l’archéologie contemporaine. L’artiste ouvre, par le biais de la métonymie, à tous les enjeux de la modernité, grâce au paradoxe même : c’est par exemple parce que ces objets sont institués en œuvre d’art qu’ils sont en mesure de nous sortir de notre rapport mécanique et mécanisé au monde, tout en gardant fondamentalement leurs fonctions techniques.Revalorisant l’ombre, le consommé, le rejeté, Camet nous confronte à une véritable esthétique de la violence. Violence faite à la nature et faite à l’homme lui-même, ces bouches ouvertes et déformées des objets apparaissent comme des cris silencieux, une répétition nauséeuse du cri de Munch. Mais l’artiste cherche dans le même temps à rétablir l’individualité au sein de cette standardisation infinie, en variant les détails, de couleurs ou de traits, ranimant une identité au sein de cette collectivité non individualisée. Elle montre alors l’infini des possibilités malgré les efforts de la standardisation, l’impossibilité à l’absolu identique auquel tend la technique moderne.

Cette œuvre est ainsi une véritable rencontre esthétique que l’on ne se lasse pas de contempler, de détailler, de dénuder, d’appréhender dans ses paradoxes, ses dénonciations et les questions qu’elle soulève en nous et auxquelles nous ne pouvons pas forcément apporter de réponses. Il s’agit certes d’une dénonciation de l’absurdité et de l’inutilité objective de la consommation de masse, mais c’est aussi et peut-être avant tout, une œuvre d’art, une œuvre du sentir et du ressentir, l’ambivalence de son statut étant nécessaire et indispensable : c’est à la fois une œuvre et un objet, dont la dimension est à la fois esthétique et idéologique. Et c’est précisément cet esthétisme qui permet la disponibilité totale du spectateur à la dimension écologique, sans appréhensions ou crispations face à une éventuelle condamnation, consacrant cette œuvre en tant que fascinant paradoxe, à la portée ouatée, mais d’une transparente évidence.

Manon Radosta