Anachronique du flâneur N° 27

Par Marc Albert-Levin

Chère Lectrice, cher lecteur

Henri Matisse : Des couleurs guérisseuses

J’ai pu voir, avant que le confinement la rende inaccessible la très belle exposition du Centre Pompidou  Matisse comme un roman . Et parce que ce n’est pas le Centre mais les héritiers de Matisse qui sont propriétaires des droits de reproduction, il était compliqué de les mettre en ligne. D’ailleurs la plupart des œuvres de Matisse ont été si souvent reproduites, voire même éditées en cartes postales que ce n’est peut-être qu’un moindre mal. Elles sont en quelques clics accessibles sur le net.

J’ai demandé à mon amie Michelle Siboun d’illustrer cette anachronique. Elle vit et travaille elle aussi à Nice, où Matisse vécut et travailla longtemps. Matisse vivait dans cet Hôtel Regina où Aragon et Elsa lui rendirent souvent visite dans les années de guerre. C’est en 1942 qu’Aragon posa pour lui.  Je n’avais pas demandé à Matisse de me tirer en portrait ! Ca lui était venu pendant que nous parlions à Cimiez … . Dans l’édition de Henri Matisse, roman que je possède (Quarto Gallimard), Aragon ne reproduit pas moins de 37 de ces dessins, certains au format timbre poste sur quatre pages. J’ai déjà parlé de ces jours de mars 42 où j’étais devenu pour Matisse un modèle. » Voilà comment cela commence, en haut de la page 484.  « Quand je les ai vus pour la première fois, j’étais surtout frappé de ce qui, à mon sens, ne me ressemblait pas …   Non point par narcissisme , précise-t-il un peu plus loin, mais parce que d’avoir été vu ainsi et par ce peintre-là, m’en apprend plus de moi que tout ce que j’en aurai su dans les glaces. Il donne plus loin une curieuse explication des dissemblances: Ils [ces dessins] sont d’une vue presque tendre, comme une mère contre toute vraisemblance, voit son fils [jusqu’] à la déformation complète …  Les portraits d’Elsa sont faits quatre ans plus tard, en 1946. Matisse vint à Paris alors que le couple vivait à l’Hôtel Istria, à Montparnasse et Aragon n’eut pas le droit d’assister aux séances. Cela va jusqu’à la page 405, avant de laisser place à des portraits de Marguerite Matisse, sa fille, qu’il a peint depuis l’enfance. Il y a aussi des dessins de jacinthes ainsi qu’une digression d’Aragon sur les modèles du peintre et le passage du temps. Le plus amusant est que toutes les illustrations du livre sont en noir et blanc, ce qui, dans le cas des dessins au fusain ou des lithographies, n’est nullement gênant.

Comment devient-on Matisse ?  m’a demandé ma fille Charlotte en me voyant feuilleter l’épais catalogue de Matisse comme un roman , l’actuelle  exposition du Centre Pompidou à Paris (1). Elle voulait dire un peintre reconnu par ses contemporains, estimé par ses pairs, et collectionné dans les plus grands  musées du monde. Bonne question à laquelle cette anachronique ne parviendra sans doute pas à répondre.

Cela commence dans l’adolescence par une appendicite et la demande à ses parents d’une boîte de peinture pour passer le temps. Et un essai de copie du chromo qui orne la boîte qu’il signera Essitam, anagramme de Matisse.  Après la découverte du plaisir de peindre, vient ensuite le désir d’apprendre et d’en faire son métier: à l’Académie Jullian d’abord, avec pour maître William Bouguereau, grand maître du nu académique. C’est un thème que Matisse conservera tout au long de son œuvre, mais qu’il stylisera et simplifiera à l’extrême. (voir la série du  Nu bleu  comparée à un nu de Bouguereau, chef de file de cet art pour un temps qualifié de « pompier » et largement réhabilité au Musée d’Orsay). Puis Matisse se choisira un nouveau mentor dont l’enseignement est peu conventionnel : Gustave Moreau. L’atelier de ce dernier, changé en musée, 14, rue de la Rochefoucauld dans le 9e arrondissement, est un bel exemple d’une vie tout entière consacrée à la peinture. C’était l’un des lieux favoris d’André Breton, co-fondateur avec Aragon du Surréalisme. Moreau dénotera très tôt chez Matisse un talent effectivement bien caractéristique de son œuvre, l’art de la simplification.

Matisse et Aragon

L’admiration d’Aragon pour Matisse est très ancienne. En juin 1918, il illustre d’un croquis  une de ses lettres à André Breton, et demande  sur le ton de complicité poétique  qui caractérise leurs échanges à l’époque  Un croquis de ma fenêtre (fait par Matisse ?)…  Et cela se poursuit avec des allitérations en manière de plaisanterie : L’alligator Allégorie allègue à tort qu’il est guéri. (2) 

Dans une autre lettre envoyée à Breton de Berlin en 1922, Aragon fait même allusion à un tableau précis  Capucines à la Danse (3) , qui fait scandale dans un musée de la ville. 

Les Surréalistes avaient une assez piètre opinion des critiques d’art en général. Mais on pourrait dire que la critique d’art s’est bien vengée d’Aragon lorsqu’il voulut écrire sur l’œuvre de Matisse. Il s’y attaqua à maintes reprises et finit par réunir, dans l’ordre chronologique toutes ses tentatives dans un livre de plus de 850 pages intitulé Henri Matisse, roman . (Gallimard, 1998). Il lui fallut vingt-sept ans pour terminer sa tâche et mes difficultés pour écrire cet article sont bien légères à côté des siennes. C’est ce « roman » d’Aragon qui sert de référence à l’actuelle exposition au Centre Pompidou, Matisse comme un roman. Elle choisit elle aussi  comme fil directeur l’ordre chronologique, et le rapport de l’œuvre avec l’écriture. En effet, Matisse illustra Ronsard, Charles d’Orléans, Baudelaire et Mallarmé, et calligraphia dans l’une de ses œuvres les plus abouties,  Jazz  des réflexions personnelles sur l’art et la création.

Aragon se sert de la peinture de Matisse pour raconter sa propre vie. Entre autres, un épisode très mal connu de sa biographie. Il était le fils non reconnu d’un préfet de police déjà marié, Louis Andrieu, qu’on lui présenta comme son parrain. Et sa mère qui se faisait passer pour sa sœur aînée, ne lui révéla la vérité qu’à vingt ans, lors de son départ pour le front. A la demande de sa mère, après la guerre, Aragon revit quelques fois son père et Andrieu fit à son fils cette étrange requête : témoigner jusqu’au bout qu’en tant que Voltairien convaincu il n’avait pas la foi et refusait toute récupération par son entourage catholique. Aragon n’obéit pas à cette requête et Louis Andrieu fut enterré avec toutes les pompes religieuses réservées aux personnages de son rang. Ce qui amène cette digression, c’est une phrase de Matisse calligraphiée dans Jazz  :  Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille  Mais comme le fait remarquer Aragon, on passe trop souvent sous silence la suite de la phrase  …mais quand je cesse de travailler, je n’y crois pas.

Cette question de la foi, chez Matisse, est d’autant plus intéressante qu’à partir des vitraux et dessins de la Chapelle de Vence, on n’a pas manqué d’y voir le couronnement d’une œuvre, une sorte de conversion de dernière minute afin de s’assurer une place au paradis. Mais rien n’est moins sûr. Ce projet est né de l’amitié de Matisse pour sœur Jacques Marie, l’une de ses anciennes modèles entrée dans les ordres avec qui il était resté en bon termes.

La conviction de Matisse que par la création il accède à quelque chose qui le rapproche du divin me fait penser à une question posée au président de la SGI Daisaku Ikeda par le pianiste Herbie Hancock dans un ouvrage que j’ai traduit, dont le titre entre bien en résonnance avec l’univers de Matisse : Jazz, Bouddhisme et joie de vivre (publié par ACEP en 2019)  Comment le bouddhisme explique-t-il cette joie de créer ?  Daisaku Ikeda lui répond :  Je ne sais pas si cela répond à votre question mais … Si difficile que soit une situation, l’état de vie ultime d’un bouddha réside à l’intérieur de notre être. Rien ne peut nous voler la grande joie  que l’on trouve dans le soleil de la vie. C’est un état de vie permettant de développer sagesse et compassion à la fois pour nous- et pour les autres. »(p.93)

Les titres des tableaux de Matisse les plus célèbres « La joie de vivre », « Luxe calme et volupté mêmes,  La Musique , La Danse, Jazz  pourraient faire penser que dans ce vingtième siècle qui connut  les affreuses déchirures de deux guerres sanglantes, Matisse ne voulut peindre que le bonheur. Son refus de se laisser envahir par le malheur est à ce point exemplaire qu’Aragon, dans le roman que deviennent ses multiples tentatives d’écrire sur l’œuvre de Matisse, doit inventer un personnage qu’il appelle  La douleur. Ce personnage, Matisse, ne l’aura jamais peint. Sauf peut-être, malgré lui, dans « Porte fenêtre à Collioure » en 1914.  Ce qu’Aragon appelle le plus mystérieux des tableaux jamais peints  en précisant Il semble s’ouvrir sur cet espace d’un roman qui commence et dont l’auteur ignore tout encore … A la différence de toutes les fenêtres ouvertes si nombreuses chez Matisse … qui ouvrent sur un extérieur lumineux, l’ouverture de la porte-fenêtre est faite à l’inverse sur un espace ténébreux. Remarquant sa date de création, 1914, il ajoute  Que le peintre l’ait voulu ou non, ce sur quoi elle ouvrait … c’était sur la guerre.  Pour paraphrase Aragon, la guerre, cet événement qui ferait basculer dans l’obscurité la vie de quantité d’hommes et de femmes invisibles.

Ce tableau, reproduit en pleine page dans Henri Matisse, roman  (p.413) est en réalité l’un des plus remarquables de l’exposition et à lui seul vaut largement le déplacement. Bien que peint en 1914, il fait penser à un tableau de l’un des plus sensibles des peintres américains Rothko !

1941 est une année charnière dans la vie de Matisse. Il avait 31 ans en 1900, il est donc âgé de soixante-douze ans lorsqu’il est atteint d’un cancer du duodénum. Ses médecins ne lui donnent plus que quelques mois à vivre. Mais il décide d’aller se faire soigner à Lyon(4) et après son opération, « miraculeusement » il guérit.

Ce qui aurait pu briser son rêve de peindre ne fit que le renforcer. Il multiplia les stratagèmes, fixa son fusain au bout d’une longue perche et puisqu’il ne pouvait plus peindre debout, peignit assis. Il inventa un nouveau médium : il commença à découper dans son lit du papier gouaché que des aides colleraient et placeraient là où il le leur demandait. Motifs floraux, arabesques, lagons, réminiscences de ses nombreux voyages, (en Corse, au Maroc, à Moscou, à New York et à Tahiti entre autres), il inventa des images précieuses notamment  La chute d’Icare ou La danseuse créole.

Dans ses gouaches découpées, Matisse trouve ses plus beaux raccourcis. Plus d’opposition entre la couleur et la ligne dessinée. D’un seul geste précis les ciseaux de Matisse sculptent dans la couleur pure des formes qui semblent animées du souffle même de la vie. On pourrait pour conclure,

reprendre ces quelques lignes écrites à propos de Florilège des Amours de Ronsard , un ouvrage illustré par Matisse et publié en 1948 : C’est ici la part la plus impalpable des sentiments qui agit en Matisse, qui répare son corps au plus loin de ses cellules : la poésie amoureuse de Pierre de Ronsard. En somme, l’amour.(5)

  1. Actuellement fermé pour cause sanitaire. Actualiser au moment de la parution.
  2. Aragon « Lettres à André Breton 1918-1931», Gallimard 2011.
  3. « Capucines à la Danse » I et II, 1912. Reproduites dans le catalogue : « Matisse paires et séries », pp. 76 et 77, édité par le Centre Pompidou en 2012. La première version, Metropolitan Museum , New York . la seconde,, Musée des Beaux Arts Pouchkine, Moscou.
  4. Une exposition intitulée « Le laboratoire intérieur » Musée des Beaux Arts de Lyon, de décembre à mars 2017 a rassemblé les œuvres de cette période.
  5. Laurence Gossart, 2019.