Regards

« On the Milky Road » de Kusturica : de l’opéra à l’oraison

Par Cybèle Air

Du grand art à nouveau chez Kusturica.

C’est une bonne nouvelle pour les amoureux de son cinéma, qui avaient pu rester sur leur faim, avec La vie est un miracle (2004) décousu, erratique, et même Chat noir, chat blanc (1998), répétition de lui-même certes agréable, mais très en-dessous de ses grandes œuvres. Faut-il rappeler que le cinéaste fut lauréat par deux fois de la Palme d’or du Festival de Cannes, en 1985 pour Papa est en voyage d’affaires, son deuxième film, et en 1995 pour Underground ? Manquait cruellement en 1998, même si le réalisateur fut récompensé d’un Lion d’argent, le son complexe et tenu de Goran Bregovic, remplacé par une musique maison du « No smoking Orchestra », rock band de Kusturica, mais groupe qui semblait encore amateur à cette époque. Manquait cruellement Goran Bregovic donc, complice inoubliable des images du cinéaste dans Le temps des Gitans (1988), Arizona Dream (1992) et Underground (1995) : c’est dire que l’univers de Kusturica reste indissociable du son, de ces voix et de ces chœurs qui nous envoûtent ou nous déchirent, ce qui apparente définitivement son cinéma à une expérience lyrique.

Qui ne revoit la jeune épousée et sa couronne de fleurs dans un rêve d’eaux, à la lueur des flambeaux et des voix scandées dans Le Temps des Gitans ? Pour On the Milky Road, presque vingt après Chat noir, chat blanc, la musique est signée Stribor Kusturica, le fils du cinéaste, et c’est une réussite. Rythmes et chants s’ajustent aux images, mais dans une articulation différente de la collaboration avec Goran Bregovic, comme si le cinéaste était passé de l’opéra, de l’excès baroque, à la lecture, à la méditation, et presque à l’oraison : de la déflagration lyrique à l’itinéraire mystique. Le rôle de la musique reste important donc, mais il vise un au-delà, qui n’a jamais été aussi présent et explicite dans l’œuvre de Kusturica. Le protagoniste, Kosta, joué par Kusturica lui-même, est musicien : il deviendra prêtre, ou moine. Dans ce nouveau film tout l’art de Kusturica est bien là, et le dépassement de cet art, orienté vers une transcendance ; ou plutôt, une direction métaphysique et religieuse se montre ici, clairement identifiable.

Ceci structure le film en deux temps : d’abord la rencontre de Kosta (Kusturica) et Nevesta (Bellucci), et nous retrouvons tout l’univers fantastique , baroque et réjouissant du cinéaste, puis leur union sous forme de fuite, éperdue, cahotique, et sous forme de haltes joyeuses, puissantes. Ce deuxième moment prend son temps, il déploie en images somptueuses d’une nature éblouissante, arbre archétypal, rivière adamique, cascade régénérante, la promesse d’amour du premier moment : l’un renvoie à l’autre. Et s’il s’achève dans une catastrophe finale d’une violence radicale, cet achèvement, cet anéantissement, devient un commencement. Le musicien Kosta va désormais ancrer dans sa quête quotidienne du Beau et du sens, l’éternité de l’amour et de l’espérance. La métaphysique à elle seule ne peut cela, défier la morsure du temps et les ravages du mal ; il faut en appeler à l’art et au religieux.

Kusturica pose la question métaphysique : l’amour par-delà la guerre extérieure, ou intérieure. Les oies se baignent dans le sang du porc égorgé ; la gigantesque horloge austro-hongroise broie les corps, drame de l’histoire et du temps qui mord ; les soldats assassins comme des chiens fous, devenus des bêtes, se laissent distraire par la candeur d’un papillon ; l’horreur de la guerre éclate dans la scène sacrificielle de la fin. Et pourtant au cœur de cette absurdité _ « cette guerre n’est pas la nôtre » clame un personnage_ , la disponibilité au présent s’avère possible, et l’urgence de la rencontre : « J’ai attendu ce moment si longtemps » confie Kosta à son faucon. Car Kusturica affirme comme toujours la puissance de l’art, de l’imagination, de la musique. Le faucon ami danse quand Kosta joue de la cithare ; la poule se mire dans le miroir, comme Nevesta avant de rejoindre Kosta ; les abeilles livrent leur miel aux amoureux ; et le musicien en charge du lait avance sur son petit âne, indifférent à l’imminence et au risque de la mort, il paraît fou, il est artiste. Il est déjà ailleurs.

Les ailleurs de l’enfance, par l’art, ouvrent des espaces, des percées salvatrices qui métamorphosent le monde. Tout un bestiaire, des figures animales amies viennent protéger les humains du mal qui déferle. Comme dans La Nuit du Chasseur, les divinités de l’enfance rassurent quand se déchaîne la violence : le faux pasteur brandissant ses poings « love » et « hate » semble neutralisé pendant la fuite en barque des enfants, dans le film de Charles Laughton. L’artiste puise dans l’imaginaire, y compris celui de l’enfance, pour repeindre le monde, c’est en quoi il paraît décalé, un peu fou, en fait libre d’un regard et d’actions seuls capables de réinventer l’existence et de rendre l’existence, peut-être, habitable. Dans son film, Kusturica rend un hommage appuyé à Van Gogh. Il se représente lui-même avec une oreille coupée, par une balle, puis réparée par son amoureuse, à l’écoute. A la fin du film il gravira une montagne blanche striée d’orange, sur un fond bleu d’une intensité presque douloureuse : une toile de peintre, elle pourrait être de Van Gogh. « La beauté sauvera le monde » dit le Prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski. Ici l’idiot est l’artiste, qui œuvre pour la beauté, mais l’Aliocha des Frères Karamazov, le moinen’est pas loin : encore Dostoïevski et son questionnement radical sur le mal, l’art, la foi.

Kusturica indique clairement dans On the Milky Road un horizon de foi, une dimension religieuse de l’existence, ici portée par le christianisme sous les espèces de l’Orthodoxie. Kosta devient moine à l’issue de cette histoire, et le film serait presque l’histoire d’une vocation. Mais dès la première partie, la figure du serpent qui boit du lait se réfère explicitement à l’Evangile : devant ce que Kosta appelle « un miracle », un interlocuteur lui explique qu’est rendue visible la parole « Soyez prudents comme des serpents et doux comme des agneaux ». Au moment de l’attaque terrassante et destructrice se dresse l’image de ce serpent, enroulé autour d’une croix faite de bois morts ajustés : cette image puissante, qui sera suivie de l’immobilisation et donc de la préservation du musicien, se réfère à l’Ancien Testament, ici le texte des Nombres, au moment si particulier du serpent de bronze salvateur. Cet épisode annonce la crucifixion du Christ et l’annihilation par son sacrifice, du premier serpent tentateur de la Genèse. Ce thème classique en peinture, orne par exemple en son centre le plafond de la Scuola San Rocco à Venise, et Le Tintoret met en évidence dans son travail ce lien : en regardant le serpent de bronze façonné par Moïse, les Hébreux furent sauvés des morsures des serpents venimeux, comme la foi en Christ sauve de toutes les pestes _ celles qui sévissaient régulièrement à Venise, et Saint Roch en protège, et celle des guerres. Au centre du tableau, une femme personnifiant la Foi montre le lien et la direction.

Le dernier film de Kusturica offre à Monica Bellucci un rôle magnifique où sa beauté s’enracine et se déploie. Ava Gardner dans La Nuit de l’Iguane de John Huston irradiait d’une beauté farouche et souveraine qu’on ne lui avait jamais vue ; l’Italienne rayonne d’une spontanéité et d’une sensualité qui s’épanouissent, mutines, élégantes et généreuses, dans l’univers et la fantaisie de Kusturica. Nous retrouvons Manojlovic, l’acteur truculent et dense des deux Palmes d’or, le temps de citer l’image finale de la Critique dela raison pratique de Kant : « Le ciel étoilé au-dessus de moi », et hors champ nous pouvons compléter, « la loi morale en moi ». « Que m’est-il permis d’espérer ? » demandait le philosophe de Königsberg réglé comme une horloge. Aux mécaniques infernales qui assaillent et déchiquètent les hommes, On theMilky Road de Kusturica oppose la Charité, la Foi, et l’Espérance : la possibilité d’une page blanche, d’une toile blanche, la possibilité d’une renaissance.

On the Milky Road , de Emir Kusturica

Sortie en salle le 12 juillet 2017

Avec Emir Kusturica (Kosta ), Monica Bellucci (Nevesta), Predag Manojlovic (Zaga), Sloboda Micalovic (Milena)

Musique : Stribor Kusturica