Regards

Chronique n°3 d’Alain Pusel

Yves Klein, Thibaut Pinot et un amour de coccinelle

Thibaut Pinot, champion français de cyclisme, vient de connaître une (nouvelle) grande désillusion au Tour de France 2020, qui s’achève.

L’an dernier, il avait abandonné, alors qu’il était en lice pour la victoire – grimpeur  exceptionnel dans le Tour 2019, le Tour 2020 devait être pour lui l’année de la gagne. Il rejoindrait au firmament des cyclistes Bernard Hinault, le dernier français à avoir triomphé dans le Tour, dans sa belle livrée d’or (1)

35 ans que la France du vélo s’impatiente.

Raté en 2019.

Râpé en 2020.

On dit du Tour que c’est la Grande Boucle.

Métaphore abrupte et douloureuse, chaque année la boucle se reforme et se referme sur les prétendants qui, méconnaissables, qui malades, qui hors forme se retrouvent dans « la voiture-balai ». (2)

Une boucle aussi mystérieuse que la bande de Möbius qui fascinait tant Lacan ; on y passe, on y tourne, on ne voit pas la différence entre l’envers et l’endroit, le haut et le bas, la boucle se boucle à l’infini. Où est le vrai, où est le faux ?

La bande de Möbius scande -t-elle mystérieusement les étapes de la Grande Boucle pour jeter en pâture le soir venu les coureurs adulés au réveil ?

La sacrée bande de cols « hors-catégories » rend les coureurs ivres de gloire ou de désespoir – Pinot en 2019 gagne l’étape grandiose du Tourmalet peu avant sa blessure ; la sarabande Alpes / Jura / Pyrénées cultive la saga des échappées et la malédiction des défaillances.

Pinot, blessé dans une chute collective cette année, répète entre ses dents « qu’on ne peut pas abandonner le Tour » – cette épreuve boucle les participants à double ou triple tour dans leurs souffrances ; par orgueil ils refusent de poser pied à terre. Place aux larmes, au cran et aux tourments.

Pourtant que la montagne est belle (3)

Ailleurs, c’est narguer le vide, rester en suspension, sortir du cadre qui motive l’auteur du « grand Saut » (4) – le maître du dojo, le génie du concept apprivoise l’ivresse des hauteurs et s’approprie le Grand Tout.

L’inventeur de l’IKB (5) a inventé son propre ciel et l’a verticalisé ; ainsi Yves Klein s’y projette tout entier, ainsi de l’infini fait-il le tour à même ses monochromes – on n’abandonne pas son idéal.

« Je vais entrer dans le plus grand atelier du monde » déclare-t-il, prophétique, peu avant sa terrestre disparition.

Courte vie.

Grand dessein.

 Là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté (6)

Ce matin, à la rambarde de ma fenêtre, une coccinelle s’est posée sur un morceau de tissu bleu. Elle n’appartient pas à l’espèce la plus connue, la Coccinella Septempunctata, rouge et  qui possède sept points noirs sur les élytres. La charmante en porte beaucoup plus, et arbore comme un cycliste du Tour un maillot à points synonyme de nombreuses victoires.

Une bête à Bon Dieu. Un hymne minuscule à l’étendue. Un plain-chant de Lilliputienne.

La coccinella, noyée dans cette espace, va-t-elle faire le grand saut et déplier ses ailes ? A-t-elle des remords d’abandonner cet appui difficile ?

Version Klein ?  Version Pinot ?

Ce n’est pas le bleu du ciel qui chute – c’est le bleu de leur désir qui les prolonge et les grandit.

Tout est azur lorsqu’on s’envole dans la Grande Boucle, lorsqu’on s’installe dans le Big Blue

La terre est bleue comme une orange (7) – une orange bleue autour de laquelle le maillot jaune du vainqueur du Tour fait et refait sa boucle.

 

Pinot reviendra plus fort pour le Tour 2021.

Klein est de passage au Beaubourg Metz jusqu’au 01/02/2021.

  1. Le leader du Tour porte comme marque distinctive un maillot de couleur jaune
  2. Lors d’une course cycliste, une voiture-balai est un véhicule qui circule derrière les derniers compétiteurs. Elle a pour rôle de récupérer les coureurs qui ne peuvent plus continuer la course.
  3. Dans « La montagne », paroles de la chanson de Jean Ferrat
  4. La photo-manifeste du plasticien Yves Klein faisant son « Saut dans le vide », le 16 octobre 1960, à partir de l’œil-de-bœuf d’un petit pavillon de gardiens au 5, de la rue Gentil-Bernard donnant sur la gare de Fontenay-aux-Roses, est sans doute le photo-montage le plus célèbre de l’Art Moderne.
  5. L’International Klein Blue : un bleu outremer breveté par Yves Klein
  6. Dans « L’invitation au voyage » de Charles Baudelaire
  7. Dans « La terre est bleue » de Paul Eluard