Regards

Chronique numéro 25 – Alain Pusel

La loi des séries

« Il n’y a pas de deuxième acte dans les vies américaines »

Francis Scott Fitzgerald

 

Cette sentence de l’auteur de « La fêlure », qui s’y connaissait, donne à réfléchir alors qu’enfin l’été pointe le bout de son nez.

Pour ce faire, biaisons un peu et répondons en donnant des contre-preuves par l’exemple.

Robert Conrad.

Voilà qui est reçu cinq sur cinq ! La réponse est parfaite !

Bon, je continue pour les plus jeunes et les plus distraits d’entre vous.

C’est un solide comédien qui devient célèbre par le biais du petit écran et la série : Les mystères de l’ouest, diffusée à partir de 1967 par la feue mais précieuse O.R.T.F. James West, c’est le nom de son personnage, est un agent secret avant l’heure – on est dans l’ouest américain, au temps des cow-boys, avec déjà des gadgets et un second degré à la James Bond (enfin, de certains James Bond) ; c’est un plein succès. Tout succès a une fin… Que devient Robert ?

Il reprend son envol en incarnant Greg Boyington dans la série Les têtes brûlées, tout en se posant sur Antenne 2 dès 1977. Aviateur américain combattant, avec d’autres fortes têtes, pendant la guerre dans le Pacifique les méchants Zéros de l’ennemi japonais.

Alors, Francis Scott ?

Autre contre-preuve par l’exemple, l’inoubliable et plus beau couteau suisse à sympathique visage humain de toute l’histoire des séries : Mac Gyver, interprété dès 1987 via Antenne 2 par Richard Dean Anderson. Ce héros incroyable qui se sort des situations les plus délicates par l’agilité de son cerveau… Tous les succès ont une fin.

Mais, en 1998, grâce à M6, Le colonel O’Neill – alias Richard Dean Anderson- nous emmène du coté de la porte des étoiles ; c’est la saga de Stargate SG- 1 qui va mêler aux questions de science les réponses de fiction et aboutir ainsi à un beau mélange audiovisuel de science-fiction … Ah, comment ne pas s’inquiéter face aux intrigues et aux ruses des Goa’uld ? Il faut que O’Neill et toute son équipe ne perdent ni leur sang-froid ni la porte, la fameuse « Stargate », de vue.

Francis Scott, alors ?

N’accablons pas ce bel écrivain ; son personnage Gatsby nous fait rêver, on ne peut pas exiger qu’il soit assurément prédictif dans ses autres narrations.

D’ailleurs, nous espérons que la phrase est bien performative en ce qui concerne un personnage d’une mauvaise séquence présidentielle. Si Donald ne fait pas son comeback au plus haut niveau, nous n’en serons guère marris et croisons les doigts avec Fitzgerald pour qu’il soit l’absent à tout jamais du célèbre bureau au bel ovale.

Venons-en maintenant à nos vies réelles.

Est-ce que la loi des séries est claire à nos esprits ? Que nous dit la mémoire du cœur ?

Un ennui en convoque un autre, une déception appelle la suivante, la peine succède au chagrin…

Dans l’autre sens, une réussite entraîne une rencontre qui entraîne une nouvelle vie…

Nous avons connu des bonnes et mauvaises passes, des coups d’éclat et des revers de fortune.

Et ailleurs ? Reprenons de la hauteur, faisons fi de nos expériences personnelles, allons voir sur les cimaises du monde ce qu’il se passe.

Dans l’histoire de l’art : qu’en est-il du tempérament des célèbres sérialistes ? Monet sans ses séries de cathédrale serait sans aucun doute aujourd’hui déMonetisé. Warhol sans ses sérigraphies ne serait pas aujourd’hui dans les musées ; on le reconnaîtrait comme un cinéaste de l’ennui et l’impresario d’un groupe à l’obsédante banane.

La série, produire une série, penser en série, est-elle propre aux génies obsessionnels – ainsi se soignent-ils, et aux tempéraments mélancoliques : répéter et se répéter, finalement faire la paix avec soi-même ?

Deux plasticiens contemporains ont décidé d’éviter le piège de la contre- prédiction fitzgéraldienne : un deuxième acte après un premier accompli. Reste à éviter le temps perdu entre les deux. Comme le temps mort vécu notamment par nos amis Robert et Richard qui ont connu le doute : une autre série à succès allait-elle leur ouvrir les bras un jour après la fin inévitable de la première … Ou pas…

Toroni (1) depuis 1966 applique sur une surface donnée à intervalle réguliers de 30 centimètres un coup de pinceau plat et large de 5 centimètres. C’est son assurance contre l’angoisse d’un deuxième acte de création à venir. C’est vraiment emmerdant à voir.

Opalka (2) de 1965 à sa mort en 2011, a voulu matérialiser le temps qui passe par la peinture ; sur chacune de ses toiles, une suite de nombre s’inscrit. C’est vraiment anxiogène à regarder.

Chère lectrice et cher lecteur ; vous avez sans doute une méthode personnelle pour éviter ces périodes de creux, ces semaines de dépressions, ces mois d’anxiété. Nous vous comprenons.

Pas facile d’accepter la loi des séries.

Les séries de hauts et de bas.

Pas facile d’accepter ce difficile « métier de vivre ». (3)

Certains trompent l’ennui en se faisant serial killers. Ils allongent la liste de leurs victimes, en faisant toujours les mêmes gestes, en pratiquant toujours les mêmes rituels. Que se passe-t-il donc dans la cervelle de ces sérialistes qui vivent leur vie à tombeaux ouverts…

  • (1) Niele Toroni, né à Muralto en 1937. Artiste suisse, fait partie des artistes minimalistes.
  • (2) Roman Opalka, (1937 – 2011) est un artiste franco-polonais, faisant partie de l’art conceptuel.
  • (3) Titre du Journal de Cesar Pavese, 1908 – 1950, retrouvé dans sa chambre d’hôtel le jour de sa mort.

Photographie : couverture de la monographie de Nicole Gaulier, éditée aux éditions Area, Paris, 2003.