Regards

Chronique Numéro 29 – Alain Pusel

A chacun son Age d’or

Cela commence par une carte-postalisation de Paris.

Une suite de clichés, dans les deux sens du terme, de Paris, ensoleillé, rutilant, de la Ville dans la nuit, belle et mystérieuse, de la Capitale sous la pluie, joyeuse et poétique. On se dit…

Ainsi se succèdent les premières images de Minuit à Paris, un film de Woody Allen. (1)

Les protagonistes se dessinent rapidement : Gil Pender, scénariste américain en quête de littérature et sa fiancée, que tout oppose : il est amoureux de Paris, elle supporte à peine la ville, il est démocrate, elle est la fille d’un couple vissé aux idéaux de la frange extrême du parti Républicain, qui ne voit le monde qu’à travers l’aune de combien est -ce que cela coûte, et de combien est-ce que cela rapporte. Il faudra attendre la quasi-fin du film pour qu’enfin Pender (incarné par Owen Wilson, qui mimétise Woody Allen acteur, mais parce que touchant reste supportable) décide de la quitter, autant elle que ses futurs-ex-beaux-parents, pour vivre sa vie, et sa vie est à Paris.

Grâce à un doux sortilège, Gil Pender qui idolâtre la période parisienne des années 1920, avec sa fête et sa créativité, notamment de la part des écrivains américains, est, durant plusieurs nuits, conduit à bord d’un mystérieux taxi, dans un voyage à travers le temps. Il bascule pendant plusieurs nuits du Paris de 2010 à celui de 1920 et se retrouve à deviser avec Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald et cætera. Certains artistes sont mieux croqués que d’autres (les peintres dont Picasso sont plutôt ratés) mais le charme opère.

Pender est en plein rêve – qui est devenu pour quelques nuits une vérité parallèle et même si la carte-postalisation de Paris… des années 1920 est bien présente, elle-aussi,le spectateur peut jubiler.

La question est posée : nous avons chacun dans notre cœur, un pays, une période, un Age d’Or à l’intérieur duquel nous aurions aimé vivre. L’impression est vivace, plus à un certain âge : soit plus jeunes lorsque nous nous sentons inadaptés à notre époque ; soit plus âgés : lorsque nous ne nous reconnaissons plus dans celle qui vient. En recherche de meilleurs repères, en panique face aux nouveaux paradigmes… C’était mieux, vraiment avant, surtout lorsque nous n’y étions pas ! C’était mieux, avant, parce que nous croyons que nous y aurions une meilleure prise : sur le réel sociétal et sur la forme de notre existence singulière. Quelle incroyable somme de chimères et d’illusions…

Je m’avance : je ne me suis jamais remis de ne pas avoir connu le T.N.P. de Jean Vilar et de ne pas avoir pu découvrir Gérard Philippe (avec un seul « p ») incarner « Le Prince de Hombourg » (2) dans la cour d’honneur du Palais des Papes à l’été 1951… Est-ce une préciosité ? Toute forme de coquetterie est à écarter. Pour d’autres, cette forme de regret aura pour contenu tel concert de Jacques Brel, telle exposition de Picasso, telle lecture de Charles Baudelaire… Quand on a goûté l’écume avec toute sa curiosité ardente et juvénile, on rêve de remonter jusqu’à la naissance de la vague…La vie d’un cœur ressemble à un Hokusaï.

Plus ample et plus subtil que le personnage de Gil Pender sur le chemin à rebours de l’Age d’Or est celui de la linguiste Louise Banks dans le film Premier contact de Denis Villeneuve (3) : puisque celle-ci en s’initiant à la langue des visiteurs (les Heptapodes) de l’espace apprendra à courber le temps ; c’est-à-dire que l’apprentissage de cette langue non-linéaire lui donnera accès à des visions (futur) qu’elle pourra convoquer au présent pour agir et qui appartiennent aussi au passé. Le rêve d’un Age d’Or dans cette fable de science-fiction devient la possibilité de dépasser les frontières temporelles en apprenant et pratiquant une langue qui se situe simultanément en ces trois pôles du temps.

On peut donc devenir nostalgique d’une époque qui aura lieu mais dont on goûte déjà, en avance cette fois, de l’écume, et cette saveur salée est une sapience du passé. Le sel laissé par la vague.

Nous sommes, nous serons comme nous l’avons déjà été, inconsolables.

Nul besoin chères toutes et chers tous, d’évoquer les cas de Gil Pender et de Louise Banks pour que vous en soyez bientôt persuadés. Vous l’étiez déjà.

Toute vie se conjugue avec ses peines.

Incroyable : il y a parfois des moments de joie.

 

 

  • (1) Minuit à Paris. Sortie en France en 2011. Scénario et réalisation : Woody Allen. Avec Owen Wilson, Rachel MacAdams, Marion Cotillard.
  • (2) Le Prince de Hombourg, théâtre, de Heinrich von Kleist, paru en 1821
  • (3) Premier contact. Sortie en France en 2016. Scénario : Eric Heisserer. Réalisation : Denis Villeneuve. Avec Amy Adams, Jeremy Renner, Forest Whitaker.