Regards

Vive le Parti communiste chinois !

Par Jacques Lombard

La salle de réunion était plongée dans le noir, on ne distinguait que les éléments projetés sur l’écran blanc laiteux et nacré qui réfléchissait les lucioles voletant en tourbillons, autour de l’éclairage des ordinateurs portables des participants. L’horloge administrative sur le mur indiquait IIH30, encore une demi-heure de réunion pensa-t-il. Philippe luttait sans grand succès contre le sommeil, évitant de balancer la tête dans ce lourd mouvement interrompu de temps à autre par une brusque saccade et qui aurait alors révélé son assoupissement. Il savait pourtant que ce séminaire consacré à une réflexion générale sur les différentes techniques informatiques de la reconnaissance faciale, ainsi que sur leurs conditions d’utilisation était de la plus haute importance, à tel point qu’il avait eu beaucoup de mal à trouver le sommeil et en avait profité pour relire « Une chambre à soi » de Virginia Woolf, qu’il venait d’acheter pour l’offrir à sa fille aînée à l’occasion de ses seize ans.

Nous étions au siège de la DGSE et la plupart des directeurs de département était présents (Renseignement, Stratégie, Opérations…), car il s’agissait de préciser dans tous ses détails, une stratégie de coopération dans ce domaine particulier de l’informatique, que la France venait d’engager avec la République populaire de Chine. On peut considérer qu’il s’agissait là d’une véritable innovation en matière de coopération avec un service étranger et, disons, assez inhabituelle avec la Chine. D’un côté, la DGSE venait d’engager un vaste programme de recrutement jusqu’en 2019 dans le cadre de son action menée en réponse au risque terroriste et devait donc former, entre autres, de futurs Chefs de projets en informatiques et télécoms, des ingénieurs cœur de réseaux et sécurité informatique, spécialisés dans ce nouveau champ qu’elle commençait tout juste à explorer, au plan technique comme au plan juridico-politique. D’un autre côté, la Chine s’est lancée, soulignant la puissance renforcée de XI Jinping dans sa volonté affirmée de faire du parti communiste le seul et unique lieu du pouvoir en Chine, à travers une stratégie revendiquée haut et fort, d’utiliser toutes les ressources de l’informatique et notamment de l’intelligence artificielle pour conduire une politique nationale efficace de développement technologique et économique et de contrôle des masses. L’arrivée, au comité permanent du Parti, de Wang Huning, universitaire brillant, originaire de Shanghai et idéologue du régime en est la meilleure preuve. Pour des raisons que l’on qualifiera de « sécurité intérieure », les Chinois sont très en avance dans le domaine de la reconnaissance faciale. Lors d’un récent Sommet, les conseillers du nouveau président français ont pu approcher des responsables chinois et dessiner les lignes d’une future collaboration dans ce domaine complexe.

Philippe qui était conseiller auprès de la Direction du renseignement, sans être un agent de la DGSE avait néanmoins été désigné pour mener à bien cette mission, créer un espace d’échanges techniques avec les services chinois et sera, pour ce faire, en relation avec le Qingbao, le deuxième département de l’État-Major de l’Armée populaire chinoise ainsi que le tout puissant quatrième département de l’État-Major, chargé de la guerre électronique. Les implications politiques de cette mission seront directement gérées à l’Élysée par un conseiller spécialisé en relation avec la direction de la DGSE. Anthropologue du religieux, parlant plusieurs langues « exotiques » et spécialiste du rôle de l’image dans les analyses propres aux sciences sociales, il avait développé des activités de recherche sur l’exploration des bases de données et leur exploitation par des moteurs spécifiques travaillant à partir des images. Ce nouveau domaine, à l’interface des disciplines de sciences sociales, de l’informatique et de la sémiotique était en train de se développer à grande vitesse. Il revenait d’ailleurs de Düsseldorf où il avait travaillé avec des archéologues et des informaticiens allemands et une nouvelle start-up française, spécialisée dans l’analyse des images collectées par les banques de données, sur le problème immense de la restauration du site de Palmyre après sa quasi-destruction par Daech. Cette équipe avait mis au point différents robots capables de travailler la pierre et de restituer à l’identique l’Arc de triomphe ou le temple de Bel mais au vu des premiers résultats de reconstitution de tout ce monde passé renaissant neuf et rutilant, ils craignaient de créer de cette manière une sorte de Disneyland post-Daech rappelant un peu le site de Cnossos… Ce travail faisait suite à une expérience fort différente et passionnante de mise en circulation de véhicules Renault autonomes dans la périphérie de Rouen. Il s’agissait dans ce cas de simuler toutes les situations possibles que peut rencontrer un véhicule autonome qui circule dans toutes les rues sans conducteur, de façon à les rendre lisibles et interprétables par les nombreux capteurs du véhicule. Philippe s’était souvenu à ce moment-là d’un voyage en Inde du Sud où la circulation sur la route à deux voies était tellement périlleuse qu’elle provoquait les mêmes frayeurs qu’un film d’action sur des poursuites de voitures. Il y avait de tout sur le bord de la route, des passants totalement indifférents, des bœufs, des éléphants et même des singes qui sautaient d’un endroit à l’autre. Dans les dépassements, notre chauffeur cherchait à intimider le véhicule d’en face, j’allais dire adverse, par des appels de phare, des coups de klaxon jusqu’à que ce dernier cède et se retire sur sa ligne, mais quelquefois c’était notre chauffeur qui se déclarait battu et tout cela ne se décidait qu’à la dernière seconde… En définitive, nous avions réussi à intégrer dans le système une véritable anthropologie de cet espace collectif imaginaire qui lie les conducteurs de véhicules entre eux. En l’analysant, nous avions bien compris qu’il s’agissait d’une sorte de codage assez proche de celui qui organise la communication entre les différentes tribunes et leurs réactions les plus diverses pendant un match de foot.

Les travaux de Philippe, à la frontière de l’informatique et de l’anthropologie étaient d’autant plus connus et appréciés qu’il avait montré avec une certaine finesse qu’on ne peut jamais coder entièrement un champ de réalité, même défini comme tel et qu’il faut donc toujours considérer la part résiduelle, sorte de « part maudite », d’une manière spécifique c’est-à-dire avec des outils appropriés ce qui n’est jamais facile. À cet égard, il disait souvent que chaque élément, toujours relatif, de vérité se situe bien à ce point de rencontre particulier de nos capacités d’analyse et des mythes qui nous constituent et nous agissent. On pourrait presque dire que le secret du succès des procédures informatiques est là.

Il était en train de travailler sur une autre question quand il avait été contacté par la DGSE à la suite sans doute d’un article paru à ce propos dans la revue l’Autre, grande référence dans le champ transculturel. Il s’agit d’une recherche sur images menée dans les banques de données du site porno « Pornhub » qui cumule plusieurs millions de vidéo, aux fins de déterminer l’occurrence d’éléments physiques particuliers, de poses diverses, d’accessoires, de propos… des liens entre tous ces éléments dans le but de mette au point des moteurs de recherche qui permettraient aux utilisateurs de trouver très facilement ce qu’ils cherchent ou mieux, et c’était le but de sa propre recherche d’arriver à mieux comprendre ce qu’il pouvait chercher vraiment en s’appuyant pour cela sur des images spécifiques. Une forme d’introspection non pas à travers le langage, mais par l’image… Tout cela était proprement créatif s’agissant en particulier de « porno amateur » mettant donc en scène des activités sexuelles de couples, très spécifiques, et qui loin d’être récurrentes malgré les apparences révélaient des histoires toujours originales et fondatrices. Curieusement ou pas, cette recherche l’avait conduit à réfléchir sur les questions de reconnaissance faciale, d’identification par l’image, mais surtout et avant tout d’empathie et d’affinités électives et rejoignait ses travaux sur l’anthropologie de l’art.

Le 380 d’Air France venait de décoller pour Shanghai. Il dégustait avec délice son verre de champagne glacé, car, par chance, il avait pu acheter pour une somme très raisonnable, juste avant l’embarquement, un siège en « affaires » alors qu’il restait des places libres dans cette cabine. En plus du dossier ultraconfidentiel de la DGSE qu’il avait précieusement rangé dans sa sacoche, il transportait un dossier sur le comportement des jeunes filles chinoises en matière de chirurgie esthétique qui faisait fureur dans la ville de Shanghai et il commença à le consulter.

Une autre facette, si l’on peut dire de la reconnaissance faciale ! Si vous ne vous trouvez pas assez belle et surtout si vous voulez ressembler à une occidentale à mi-chemin entre Nicole Kidman, Scarlett Johansson ou Juliette Binoche, envoyez un selfie de votre visage sur l’un des sites spécialisés et l’on vous répondra en indiquant tout ce qui ne va pas, débridage des yeux, remodelage du nez, descente des pommettes, réduction du menton et bien d’autres encore. Votre nouvelle photo sur votre curriculum vitae vous permettra de trouver plus facilement du travail si vous incarnez ces canons de beauté qui vous situent comme une citadine branchée ouverte vers l’avenir en gommant tous les détails qui pourraient évoquer des aspects « ethniques » ou rustiques de votre personne. Certaines jeunes filles à peine âgées de 15 ans sont tellement transformées par cette chirurgie qu’elles deviennent presque artificielles évoquant le personnage de Lara Croft ou bien ceux du film « Avatars ». Les mères accompagnent leurs filles qui attendent dans des couloirs de la Clinique Huamei ou du sixième étage de l’Hôpital n° 9 devant des séries de blocs dont la porte reste ouverte en sorte que la sortante laisse immédiatement la place à la suivante… Selon les experts, ce marché est considérable.

Ainsi, alors que plus de 150 millions de caméras scrutent inlassablement les visages, mais aussi les démarches, les directions empruntées, les groupes constitués, de millions de gens sur l’ensemble du territoire chinois pour les classer, les repérer et les interpréter, des jeunes filles par milliers veulent réaliser sur leur propre visage une image qui incarne pour elles une forme de perfection totalement désirable. Au moment où la caméra désigne ceux qui sortent de la norme, d’autres tentent d’effacer leurs différences en se cachant derrière un même modèle… Un mouvement paradoxal pour un même résultat, simulant la société du futur réalisant cet idéal de l’homogénéisation du consommateur dans son asservissement presque inconscient…

D’une voix suave, presque maternelle, l’hôtesse s’arrêta pour lui demander s’il désirait quelque chose, il se contenta de lui sourire, faisant non de la tête. Des images de l’Odyssée 2001 de Stanley Kubrick l’envahirent alors pour se fondre avec les bruits étouffés de la cabine. Il s’endormit profondément.

Novembre 2017