Lettres

Entretien avec Jean Renaud (2)

Par Étienne Ruhaud

Normalien, ancien professeur de Lettres et spécialiste du XVIIIème siècle français, Jean Renaud demeure un écrivain aussi rare que précieux. Publié chez PhB, ce bref (mais intense!) troisième roman, traite une nouvelle fois de la thématique amoureuse, à travers quatre personnages que tout, ou presque, semble opposer. Enfermé dans son monologue, sa bulle, chaque protagoniste évoque l’autre, sans possiblité de communiquer…

Le roman se présente comme une sorte de quatuor amoureux. On y voit en effet quatre personnages relativement différents (trois hommes, dont un jeune homosexuel, un prêtre, et enfin une femme). Tous semblent peu ou prou liés par une histoire damour adultérine. Peux-tu nous en dire davantage quant au choix des protagonistes ?

Quatre personnages, en effet, et quatre monologues successifs. De l’un à l’autre, une intrigue principale, de nature amoureuse-érotique, entourée d’autres aventures. Ou, pour le dire autrement, une suite de situations, de scènes à la fois liées et détachées les unes des autres, comme sont les quatre personnages qui les racontent.

Il faut ajouter que ces scènes sont le plus souvent des scènes passées, plus ou moins lointaines, que les personnages s’appliquent à reconstituer. Le présent, le futur existent à peine. L’important est ce qui a eu lieu, et par quoi leur vie a pu être changée. Ils se tiennent, autant qu’ils peuvent, devant ce passé, en lui. Ils le racontent morceau par morceau, tantôt insistants tantôt allusifs. Ils disent ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils l’imaginent.

C’est pourquoi, de ces scènes, plusieurs reviennent, desquelles on a des récits décalés, voire contraires : un dîner, une nuit, un aveu…

On songe à cette phrase de Faulkner : “Maintenant la route n’était même plus formée de deux ornières. C’était une brèche, envahie par les églantiers, qui montait toujours.”

 

 

La ponctuation ne doit sans doute rien au hasard, puisque tu reviens à la ligne après la virgule. Sagissait-il de coller au plus près de la pensée des personnages ? Penses-tu quon puisse réellement transcrire un monologue intérieur, comme a tenté de le faire Joyce à la fin dUlysse ?

Certain usage de la syntaxe, de la ponctuation, de l’alinéa, à quoi il faudrait ajouter l’abondance des participes présents, donne à la phrase son ampleur, son expansion. Ainsi est-elle à même de suivre le mouvement de la pensée, de la mémoire : hésitations et insistance, tâtonnements, prudence, doute, essor, inquiétude.

Mais il ne s’agit pas seulement de vérité (de vérité de la pensée, à laquelle le récit s’appliquerait à être fidèle). J’aimerais qu’on perçoive une sorte de chant, de musique, pour prendre un mot commode. Qu’on éprouve la justesse des phrases.

 

Tu as choisi la fiction. Pourtant, par moment, le livre évoque une scène théâtrale, constituée de quatre longs monologues, donc. La forme romanesque sest-elle imposée à toi ? Es-tu influencé (entre autres), par le théâtre ?

J’ai vu, il y a quelques années, une pièce de théâtre qui était précisément constituée de quatre monologues successifs. Mais il ne s’agit pas ici de théâtre. Et, quoique j’aie écrit autrefois un long dialogue, que je destinais en effet au théâtre, je ne crois pas que je sois, pour reprendre ton mot, influencé par lui. Ces quatre parties, attribuées chacune à un personnage, sont seulement chapitres d’un récit, lequel est à la fois un et morcelé, comme j’ai dit plus haut.

 

Ton avant-dernier ouvrage (67 compressions suivi de petite suite racine, éditions Unicité, collection « Eléphant blanc »), était très expérimental, rappelant les conceptions esthétiques propres à la revue TXT. Souhaites-tu en revenir à une forme de littérature plus classique ? Ou, tout simplement, cette forme sest imposée naturellement à toi ?

Je peux dire que, publié ou non, j’ai toujours pratiqué deux sortes d’écriture. D’une part, la prose romanesque, avec ce qu’elle comporte d’intrigue, de continuité, plus ou moins assortie de complications. Et dans laquelle se tiennent inévitablement effets de réel et méditation sur le temps (événements inattendus, rencontres, usure, changements). D’autre part, une certaine sorte de poésie, dans laquelle j’inflige aux mots toutes sortes de mauvais traitements.

 

Tes deux précédents romans (Les molécules amoureuses, Actes Sud, 1993, et Lamour exaspéré, LAct Mem, 2009), traitaient déde la thématique amoureuse. Un lien unit-il les trois livres ? Peut-on parler dun triptyque ?

Triptyque, non (d’autant plus que d’autres récits demeurent dans mes tiroirs). Mais insistance, sans aucun doute. Lacan le dit, “parler d’amour est en soi une jouissance”.

 

 

Un certain érotisme apparaît en filigrane, mais finalement de manière subreptice. Ne désirais-tu pas développer davantage ? Sagit-il dune forme de pudeur ?

Tu viens de faire allusion à mes deux précédents romans (publiés). Le premier (Les Molécules amoureuses) comportait des scènes érotiques, non sans tenir l’érotisme à distance. J’ai placé le deuxième (L’Amour exaspéré) sous le signe de Bataille, de ce qu’il dit de l’obscénité, et je veux bien qu’on le tienne – à condition de ne pas l’y réduire – pour pornographique. Dans ce dernier, je suis revenu à certaine mesure, ou circonspection.

Finalement c’est l’un ou c’est l’autre, la réserve ou l’excès. Devant cette affaire considérable (le sexe, le désir), l’hésitation me paraît précieuse.

 

Tu as également publié un essai autour du XVIIIème siècle littéraire français. Es-tu influencé par cette période ? Cest l’époque du libertinage

Influencé, je ne le pense pas. Du moins pour ce qui est de ce roman. Cela dit, je dois beaucoup au XVIIIème siècle français. Sans méconnaître ses faiblesses, les reproches qu’il convient de lui faire, j’apprécie grandement sa liberté, son audace, sa légèreté, son allégresse, sa clarté. Que le romantisme a oubliées, enfouies. Au point qu’on associe généralement – puisque nous continuons de vivre sous le régime du romantisme – la littérature, toute la littérature, à la mélancolie, au spleen, à la nuit, à l’inquiétant, au sombre.

 

Quel est ton rapport au Nouveau Roman ? On songe parfois à Nathalie Sarraute.

J’ai découvert le Nouveau roman en son temps le plus glorieux, le plus inventif, le plus prometteur. Je me suis délecté de ses audaces. Lesquelles donnaient accès à un réel tout neuf. Je m’attriste (ou m’irrite) de voir aujourd’hui des écrivains médiocres et arrogants accabler le Nouveau roman. L’exécuter en quelques phrases péremptoires. Et pourtant, quel romancier d’aujourd’hui arrive à la cheville de Claude Simon ? De Robbe-Grillet lui-même, le plus maltraité de tous, je serais prêt à faire l’éloge.

 

 

Une légère référence à Georges Bataille court également à travers le livre. Sagit-il dun simple hommage ou es-tu réellement marqué par son écriture ? Nous pourrions, en outre, évoquer la citation liminaire de William Faulkner, qui donne son titre au roman.

Je l’ai dit plus haut, je suis redevable à Georges Bataille. Mais, en dépit de quelques allusions, et quoiqu’un personnage porte son nom, sa trace, sans doute, est mince dans ce roman.

Quant à Faulkner, c’est exactement le contraire. Faulkner n’a de présence claire, explicite, que dans cette phrase, épigraphe du livre, qui en justifie le titre. Aucune allusion par ailleurs, à lui ni à ses personnages. Mais il me semble que mon récit, dans son ordre, son avancée, ses complications, ses trous, ses silences, dans la façon dont une simple phrase, ici ou là, inattendue, jette sa lumière sur un pan de l’histoire, lui est grandement redevable. Cela soit dit avec tout le respect qui est dû à cette œuvre immense.

 

Les personnages sont enfermés dans leurs pensées, incapables de parler véritablement avec les autres, comme on peut le voir à travers les monologues. De fait, une certaine amertume se dégage, comme si, fondamentalement, la conversation amoureuse devenait impossible. On pourrait refermer le livre avec un sentiment de mélancolie. De fait, penses-tu que le sentiment demeure incommunicable ? Est-ce pour cela quil faut écrire ? Cela soulage-t-il ?

Un sentiment de mélancolie, dis-tu. C’est possible. Et me voilà en contradiction avec moi-même, puisque j’ai dit, il y a un instant, mon goût pour la légèreté, l’allégresse de la littérature du XVIIIème siècle.

Et cette question que tu poses : Faut-il écrire au sujet de l’affaire amoureuse ? J’ai cité Lacan plus haut : “Parler d’amour est en soi une jouissance.” Ce que je peux ajouter, c’est que cette affaire, qui met en jeu le corps et le langage, est le lieu d’embarras, de complications précieuses. Et ces complications, on éprouve le désir double de les tirer au clair et de maintenir leur obscurité.

Madame de Lafayette a cette formule que je donne en exergue d’une des parties du livre et qui est, selon moi, très profonde, très juste : “Cette certitude que donne l’aveu, qui est au-dessus de nos lumières.” Il y a plusieurs aveux dans le livre, dans l’histoire des personnages. Et ces scènes-là sont sans doute les plus importantes. Mais, quand ils les racontent, quand ils reviennent sur elles, ils ont beau s’appliquer à être sincères, ils ont beau désirer le vrai, vouloir s’en tenir à lui, ils s’y perdent. Leur certitude est au-dessus de leurs lumières.