Regards

Prodigieux Martial Solal

Par Michel Contat

Le 23 janvier 2019, Martial Solal, 91 ans, donnait à la salle Gaveau un concert de piano solo annoncé comme son dernier. On ne veut guère y croire, tant sa fantaisie, son imagination, sa créativité restent intactes. Solal le magnifique est un monstre du piano, un virtuose ébouriffant. Modeste, il dit admirer les interprètes classiques qui mémorisent les complexes, les difficiles sonates de Franz Liszt. Lui est un improvisateur, un funambule, un jazzman toujours sur le vif. Né à Alger, il a appris le jazz avec Lucky Starway un saxophoniste et chef d’orchestre local, qui l’engage tout jeune encore. Comme Solal est juif, il ne peut entrer à l’école et se consacre donc à la musique. A 22 ans, il s’installe à Paris, en 1950. Il y est rapidement repéré. Pour son premier enregistrement, il accompagne Django Reinhardt, dont ce sera le dernier. Il enregistrera aussi avec Sidney Bechet. Il devient le pianiste maison du club Saint-Germain, jouant avec les grands solistes américain de passage, comme Dizzy Gillespie, Stan Getz, Sonny Rollins. Avec Pierre Michelot à la contrebasse et Kenny Clarke, il anime la section rythmique la plus convoitée. Plus tard, en 1960, il forme avec Guy Pedersen et Daniel Humair un trio qui fera date : un de ses concerts à la salle Gaveau en 1966 donne naissance à un disque qui reste un classique du jazz français. Il compose et enregistre la musique d’A bout de souffle, de Jean-Luc Godard, et on peut dire que cette musique a beaucoup compté pour faire de ce film un chef d’œuvre original. La réputation de Martial Solal gagne les Etats-Unis, où il est le premier musicien français depuis Django Reinhardt à être invité. Il se produit au festival de Newport en juillet 1963 puis plusieurs semaines aux Hickory House de New York. Son succès aurait pu lui ouvrir une carrière aux USA, mais il rentre en France pour vivre avec sa femme et son fils. En solo, en trio, avec un grand orchestre pour lequel il écrit des compositions ambitieuses, Solal déploie ses talents originaux, admiré par ses pairs, salué par la critique, suivi par le public qu’il sait aussi dérouter quand il le faut. Il devient ainsi un patriarche du jazz européen. Des jeunes pianistes comme Manuel Rocheman, Baptiste Trotignon, Jean-Michel Pilc le révèrent comme un maître, d’ailleurs inimitable.

Son concert solo à Gaveau, il l’a commencé par des chatteries bondissantes, comme s’il essayait le clavier, testait sa résistance, son amitié. Un clavier trampoline. Il y a du clown en Solal, autant que de l’acrobate et du prestidigitateur. Il va jouer tout un répertoire de standards qu’il revisite, retraite, recompose avec un humour constant. De I Can’t Get Started, il dit qu’il l’a joué pour s’en débarrasser, parce que sa mélodie l’obsède. Suit le ‘Round About Midnight  de Thelonious Monk (« comment ne pas être original avec un tel nom », dit-il), il funambule sur les accords.Il donne ensuite, l’air de rien,  tongue in cheek, une leçon d’impro sur une phrase toute simple, toute solalienne, avec ce merveilleux détaché qui est sa marque. Body and Soul subit aussi un sérieux ravalement. La première partie s’achève après un Ellington Medley : Caravan, Sophisticated Lady, Take the A Train, Prelude to a Kiss.

Pour débuter la deuxième partie, il va voir ce qu’il peut faire de My Funny Valentine. Amusant. Peu inspiré. Suit une compo à lui, son idée du blues. La ballade Here’s That Rainy Day l’inspire plus. Puis une compo où Frère Jacques revient avec insistance (et reviendra encore par la suite, comme une bien française obsession). Une impro libre apparaît comme son idée à lui du free jazz, tout le contraire du n’importe quoi. Tea For Two rappelle Art Tatum, dont c’était une mélodie favorite, sans cesse revisitée. Qui aurait l’idée de faire de Happy Birthday to You  l’occasion de produire « some serious swinging stuff ». Loverman a du cœur, I’ll Remember April du bop, mais pas trop. Pour finir I Remember You offre une discrète esquisse du rapport que le pianiste continuera d’entretenir avec le public. Nous n’oublierons jamais Martial Solal.

P.S. On peut écouter en podcast sur France Musique un entretien avec Martlal Solal mené par Laure Adler pour son Heure bleue. Et il est question que le concert de Gaveau soit bientôt retransmis.