Regards

Chronique numéro 38 – Alain Pusel

J’embrasse la peinture

La première miniature, qui saute aux yeux et porte le rouge d’un baiser, symbole de l’amour immense de Marie Rauzy pour la peinture tout autant que l’intensité de son espièglerie, est celle qui représente le visage de Arnold Böcklin, clin d’œil à son propre autoportrait de 1872 : « Autoportrait avec la mort jouant du violon ».  Il manque le sourire goguenard de la Camarde lorgnant déjà sa prochaine victime, juste derrière l’épaule droite du joyeux luron de peintre suisse. Enfin… celui qui a peint cinq versions de l’hilarante « Ile aux morts » n’avait guère de place pour reporter de l’humour sur sa palette, son talent de fiévreux symboliste est là pour combler notre aspiration au romantisme et aux moments de mélancolie.

Marie souhaitait donc apaiser ce sombre Arnold, et nous engager à la suivre sur le chemin de la drôlerie, qui n’exclut ni la profondeur… de champ ni l’ambition de son propos.

Evidemment, on peut aussi infirmer l’affirmation première.

J’embrasse pas.

Qui n’embrasse pas ce qu’il étreint ? Ce par quoi il est étreint ?

Qui se refuse au baiser en dépit de relations intimes ?

Pour répondre, rejoignons des rivages cinématographiques : en 1991, André Téchiné réalise le film « J’embrasse pas » (1). Le héros, est un jeune provincial monté à Paris, plein d’espoir et de curiosité, ouvert aux possibilités offertes par la ville-lumière. Hélas, les lueurs de la découverte sont de faible durée. L’obscurité pointe et le jeune homme finit par se prostituer pour assurer sa subsistance. Il précise alors à ses clients de passage, avant le corps à corps tarifé : «J’embrasse pas.»

Ainsi, si l’on peut aimer corps et âme, se donner entièrement à un autre ou à son art ; à l’inverse, si l’on aime corps et corps, l’échange est biaisé et l’accord  de la tonalité émotionnelle amoindri ; boiteux, on n’aime que d’une seule jambe.

On ne négocie pas la sincérité d’un sentiment, on peut se vendre, sans y être vraiment.

J’embrasse la peinture répète Marie R.

Elle s’y donne donc pleine et entière, en toute connaissance et en toute réciprocité.

La peinture à son tour, s’offre à elle, l’illumine et l’enlace. D’ailleurs l’artiste joue sur plusieurs tableaux : elle cite des œuvres anciennes, pour éviter le respect et la componction dus aux aînées, joue avec elles, de la malice jusqu’à l’outrage. Elle les provoque, parfois les brusque, les détourne et les violente, les détrousse. Il n’y a pas mort d’hommes ; il y a même sous des envolées de fins pavés acryliques, la plage de la reconnaissance et de l’hommage, soignée à l’huile.

Ce sont là des jeux amoureux, des joutes entre amant et amante, pinceau et modèle, gourmandise et confiture (dans une composition allégée), qui attirent l’œil et ravissent les papilles.

Marie, cette insolente. Cette impudeur, cette mine sans cesse provocante.

« Je ne me sens plus de joie » écrit-elle, répète-t-elle à l’envie, sans jamais toucher à satiété.

Expression qui convient bien à l’Ancien Régime – celui où l’on n’en faisait pas, sans nul doute :

  • Elle promit à sa marraine qu’elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie… et c’est Cendrillon dont on parle là.
  • A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;

Et pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie… et c’est le Corbeau de la fable qui fait cela.

 

Perrault et La Fontaine précisent bien qu’il n’y a plus que de la joie, alors. La joie prend toute la place, Cendrillon et le Corbeau en sont tout pénétrés, envahis.

Les tableaux dont le titre relaie ce leitmotiv, ne laissent pas de doute : la peinture n’est qu’explosion de couleurs, un autre espace-temps s’ouvre au regardeur, l’artiste en proie à une implosion/explosion de joie intérieure et extérieure ne peut que nous en rendre compte, elle qui ne tient plus compte de la réalité.

Elle nous conte l’histoire de ses sensations, elle nous montre la fable de ses émotions.

 

Version climatologique ?

Arc-en-peinture ? Voire : un orgasme dressé sur toile, une tornade, un tourbillon de couleurs ; une aspiration venue des plus lointaines galaxies tout autant que de l’histoire de l’art nous ensorcelle, nous soulève et nous enlève. Du sous-sol, nous nous retrouvons ravis et hagards, déposés par un petit nuage rose et délicat, au premier niveau de la galerie. Là, Marie Vitoux et Marie Rauzy nous sourient. Point de hasard. Une fusée directe, du classicisme aux confins du cosmos. Trous noirs, trous roses, serpentins de ciel, trous de ver. Nous revenons d’Arcadie, après avoir franchi la Porte des Etoiles.

Nous ne sommes plus d’ici.

 

  • : J’embrasse pas, film de André Téchiné, avec Philippe Noiret, Manuel Blanc, Emmanuelle Béart.

 

Exposition Galerie Marie Vitoux, 3 rue d’Ormesson, Paris 4 – du 10 novembre au 7 janvier 2023.