Regards

VALEUR SENTIMENTALE DE JOACHIM TRIER

Par Chantal Laroche Poupard, SIGNIS France

Dans ce long métrage, Joachim Trier poursuit son exploration de la psychologie des personnes d’une famille ici déchirée ; cependant l’art se pose en médiateur entre des êtres qui n’arrivent plus à communiquer tandis que l’amour indéfectible de deux sœurs permet à ces êtres de se retrouver et de s’aimer.

Un prologue superbe et soigné précède le générique : Quelle « valeur sentimentale » a cette maison de style nordique présentée comme un personnage, un être vivant capable de parler dans une voix off, de penser, de sentir et même de voir : les deux petites fenêtres sont des yeux qui regardent les générations qui ont vécu là, ont ri, ont crié, ont gémi : l’escalier lui -même s’exprime en craquant sous les pas d’enfants qui, dans un flash-back rapide, le dévalent pour partir à l ‘école. La caméra s’attarde sur une fissure qui court de la cave au grenier, : elle s’est immiscée subrepticement au rythme des disputes, des failles, des pleurs et des drames de ses habitants : un père est très souvent absent, une mère souvent en larmes et deux petites filles.
Celles -ci sont à présent adultes. L’ aînée, Nora, aussi brillante que tourmentée, est devenue une comédienne reconnue, mais vit cependant avec un certain mal-être ; elle est par ailleurs en proie à un stress palpable, à une véritable crise d’angoisse, avant d’entrer en scène. La cadette, Agnes, est historienne et mère d’un petit garçon. On apprend qu’elle a joué, lorsqu’elle était enfant, dans un des films de son père, seul moment qu’elle a pu partager avec lui.

Alors qu’elles enterrent leur mère, leur père, qui s’était exilé en Suède depuis des années, refait surface. Il souhaite faire une proposition à sa fille aînée Nora, afin qu’elle interprète le premier rôle de son futur et dernier film.

Ce film est censé être tourné dans leur propre maison, avec un scénario relatant l’histoire de leur propre famille, de leur vie ; cette mise en abyme n’est-elle pas là pour exprimer l’indifférence d’un père envers sa fille afin que celui-ci, qui a été si longtemps absent, se fasse pardonner de ne pas l’avoir élevée et de ne pas avoir été présent à ses représentations théâtrales.

Nora refuse le rôle, elle n’a jamais pu communiquer avec lui. Il se rabat alors sur une jeune actrice hollywoodienne, qui perspicace, va peu à peu prendre conscience qu’elle ne pourra jamais incarner ce rôle qui est écrit pour une autre précisément, Nora. Lucide et honnête cette comédienne finit par décliner l’offre du père-réalisateur qu’elle laisse dans une totale incompréhension.

Joachim von Trier qui donne une superbe valeur cinématographique aux sentiments filme avec pudeur la « séquence clé » bouleversante : les deux sœurs, dans un champ contre champ, se retrouvent et parlent : l’émotion est palpable. Agnes, douce et humaine, se fait médiatrice : elle explique à sa sœur l’attitude et peut -être le remord du père rejeté dans son élan artistique et créateur tandis que Nora, tout d’abord pleine de ressentiment envers lui, se montre émue par la tendresse de sa sœur qui la rassure de l’amour indéfectible qu’elles se vouent l’une à l’autre.  

Les deux rôles sont interprétés par des comédiennes exceptionnelles au jeu délicat et subtil qui arrachent les larmes : Nora interprétée par Renate Rievse – primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres de Joachim Trier- et Inga Ibsdotter Lilleaas, actrice inconnue, qui interprète magistralement le rôle de Agnes, parfait catalyseur entre une sœur trop sensible et un père égocentré mais plein de remords : Stellan Skarsgärd est touchant dans le rôle. Le dernier film du père aura raison de ces relations difficiles et rétablira la communication entre ces deux êtres, le père et sa fille aînée mus tous deux par l’art.

 

VALEUR SENTIMENTALE de Joachim von Trier. Norvège 2025, 2h 12.  Avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgärd, Inga Ibsdotter Lilleaas.
Grand Prix du Festival de Cannes 2025.