Regards

Chronique numéro 24 – Alain Pusel

Les grands équilibres

Dans le métro en cette fraîche journée de la fin juin ; quel atypique début d’été. Les pulls sont de retour.

Des gens éternuent dans la rame. Une jolie rousse sur ma diagonale droite hésite – choix rapide : dedans ou dehors ?

Dedans le masque. Choix courageux. Mais sale. Lorsqu’elle relève son tissu bleu délavé, pour saisir son appendice nasal à même un mouchoir en papier fatigué, elle sentira les dégâts au bout des doigts : tout est humide : narines, lèvres, menton et intérieur du tissu. Beurk.

Ses yeux bleus étincellent de dégoût alors que son regard se perd au point de perspective de la rame, là où un accordéoniste masqué s’apprête à froisser nos oreilles.

En-dehors du masque. Une femme blonde en face, à cinq mètres, se penche, fait vite. Atchoum. Trois fois. Nez délicat, soudain dénudé. On a tout vu.

Ce sera plus agréable pour elle. Qui aura-t-elle contaminé ? Pas les bonnes manières, c’est déjà ça.

Ici on tousse et éternue, là- bas au Canada, ils suffoquent.

Considérer la vie sur terre comme la gestion de grands équilibres.

Ma voisine de droite depuis dix stations compulse avec dextérité un site marchand ; elle a l’air heureuse d’y naviguer. Son masque est coloré, motifs allègres, ses cheveux frisés donnent un air vif à son être. Ma voisine en face a le cheveu terne, et un masque blanc, uniforme, qu’elle remonterait jusqu’au front, si elle n’avait pas usage de ses yeux. Bleus clairs, mais tendance piscine, javellisés ; je n’y vois rien. Elle lit, le visage tendu un article sur son écran. Article ? Courriel ? Cela n’en finit pas. Douze stations, et elle y est encore collée.

L’une rêve, l’autre pas.

Futilité ou inquiétude. Ah oui, la gestion des équilibres.

Le grand Ordinateur Central, le Grand Horloger du monde d’avant, veillent-ils bien au grain pour que ce qui s’additionne d’un côté se retranche de l’autre, pour que ce qui s’exprime à droite soit comprimé à gauche ?

Dans la grande bouteille de l’art millésimé, les artistes eux aussi, sont -ils comme des ludions devant le Caviste du Ciel, qui stabilise celui qui monte et celui qui descend, bien plus efficacement que les algorithmes du CAC 40 ou que les ordres d’achat donnés en rafale dans les salles de chez Christie’s.

Dans son ouvrage Une rencontre (1), Kundera parle de la solitude de Bacon ; ainsi « dans l’histoire de l’art moderne … (…) Il parle comme un orphelin. Et il l’est. (…) Lui est seul » Bacon refermerait la porte de l’histoire de la peinture. « … un des derniers peintres dont le langage est encore huile et pinceau. » (2)

L’équilibre ici, c’est que la même situation prévaut dans l’histoire de l’art dramatique avec Beckett.

« Bacon et Beckett ne sont pas ceux qui ouvrent le chemin ; ils le referment » (3)

Mais qui l’avait ouvert, alors, ce chemin de modernité ?

Bacon a bien sûr Picasso en tête. Kundera ne pense qu’à lui. Peut- être que le dieu de l’art : Apollon, une main sur son arc, une main sur sa lyre, a décidé que l’homme Minotaure équilibrerait toute la création à lui tout seul. Picasso ouvre le chemin des Modernes avec l’aventure des cubistes à 26 ans. Vieux, « Il est seul, abandonné par sa bande, abandonné aussi par l’histoire de la peinture qui a pris entre-temps une autre direction. » (4)

Mais à 86 ans, « il s’installe dans la maison de son art, sachant que le nouveau ne se trouve pas seulement en avant, sur la grande route, mais aussi à gauche, à droite, en haut, en bas, en arrière, dans toutes les directions possibles de don monde inimitable qui n’est qu’à lui. » (5)

L’équilibre épouse alors cette perspective : jeune et accompagné – on pense notamment à Braque, Picasso renverse la table… de l’espace pictural à deux dimensions. Vieux et abandonné, Picasso provoque encore le scandale par un érotisme superbe et une inventivité des couleurs éclatante, lors de sa dernière exposition en 1970, au Palais des Papes. Incroyable culot d’un vieillard priapique et d’une audace sans frein. Peut-on sans jeu de mots, plutôt branché sur les représentations picassiennes, parler d’un grand et dernier « pied de nez » ?

Deux scandales, finalement une flèche qui traverse le temps et une mélodie claire et heurtée qui le caractérise : une fois la main au carquois, une autre vers les cordes. L’arc des attaques éclairs et la lyre qui accompagne le public commotionné. Equilibre vif des instruments à plusieurs cordes. Apollon, dieu de la malice.

Equilibre entre les jeunes sages et les vieux fous.

Kundera parle avec délicatesse de la « liberté vespérale » de certains grands créateurs, qui tel Picasso vont vers des rives inconnues d’eux-mêmes et de leurs admirateurs ; avec le risque de perdre ces derniers. Les thuriféraires d’un artiste sont comme des enfants : ils veulent entendre, soir après soir, la même histoire.

Liberté ou… fidélité. La tentative d’équilibre d’un artiste sera aussi celle d’une dédicace de sa maturité à sa jeunesse :

« Voici encore… Oui, rien n’empêche de rêver, à l’heure même de l’exil, puisque du moins je sais cela, de science certaine, qu’une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes, sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. » (6)

  • Milan Kundera, Editions Gallimard, 2010
  • Une rencontre, Editions Gallimard, 2010, p. 26
  • Idem, page 26
  • Milan Kundera, Le Rideau, Editions Gallimard, 2005, page 166
  • Idem, page 167
  • Albert Camus, L’envers et l’endroit, Préface, Folio-Gallimard, 1958 pour l’édition originale, pages 32-33